Outre la réflexion sur la place de l’économie dans notre société (voir : La philosophie dans le secondaire et les théories économiques, Q2C, 4 juin 2013), un autre domaine mérite la plus grande attention des professeurs de philosophie et constitue une des dimensions où leur enseignement à sous doute le plus de sens, il s’agit des progrès technologiques.
Les élèves sont immergés dans un monde technologique où les innovations se succèdent à un rythme accéléré. Ils sont profondément séduits par la facilité que procure la technique et sa puissance. Le cours de philosophie constitue ainsi un espace privilégié pour opérer un retour réflexif sur l’usage de ces technologies et en effectuer une étude critique.
Ce que permet le cours de philosophie, ce n’est pas seulement une réflexion sur les technologies actuelles, mais une réflexion sur les technologies à venir dans la mesure même où elles peuvent être anticipées par la connaissance des dernières recherches spécialisées en cours avant leur commercialisation ou avant leur arrivé en Europe (outre des revues spécialisées, nombre de documentaires, aujourd’hui, se consacrent à ces sujets), ou encore grâce à ces expériences de pensées que constituent la science fiction. On peut citer par exemple les développement actuels de l’analyse prédictive, par exemple dans les enquêtes criminelles, dont le film Minority Report fait figure désormais d’une anticipation.
Cette réflexion est d’autant plus nécessaire car lorsque l’on lit les discours officiels sur les TICE : ceux-ci semblent bien souvent faire peu de place à la réflexion critique au profit d’une foi dans les pouvoirs de la technologie. L’enthousiasme pour les MOOCs, par exemple, semble parfois s’orienter vers une utopie néolibérale qui permettrait les plus grandes souplesses dans les conditions matérielles d’apprentissage, accompagné d’un allègement en coût de main d’oeuvre professoral : un même enseignement peut être vendu à un étudiant où qu’il se trouve sur la planète. Néanmoins, cette utopie, par exemple dans le cas des MOOCs, a une limite qui est la même que celle des bons vieux cours par correspondance : le taux d’abandon des élèves durant la formation est très élevée. Il faut sans doute croire que l’apprentissage n’est pas seulement une question de technique, mais est favorisée également par des relations humaines entre deux personnes.
Les nouveaux enjeux philosophiques des technologies à venir
Plus que jamais les nouvelles technologies, que l’on nous promet ou qui sont déjà en cours d’émergence, interrogent la capacité à transformer la nature humaine («bio-technologies », « homme augmenté »), à brouiller la frontière entre la réalité et le virtuel (« la réalité augmentée), ou à concurrencer l’être humain par exemple dans ses capacités à raisonner (« l’intelligence artificielle) et à prendre des décisions (comme dans le trading à haute fréquence), ou encore dans les implications qu’elles posent en terme de libertés publiques et de respect de la vie privée.
Si l’on prend le cas des nouvelles technologies qui actuellement se développent et qui confient à des algorithmes le choix des décisions, cela implique des difficultés éthiques importantes. Peut-on en effet confier à des machines les responsabilités de nos décisions ? Peut-on accepter de ne traiter les choix moraux que comme de simples problèmes techniques ? Car après tout, lorsque Hannah Arendt parle de banalité du mal au sujet de Eischmann, c’est bien cela qu’elle lui reproche, à savoir de répondre en guise de réflexion sur son rôle dans la solution finale que grâce à lui les trains partaient à l’heure.
On peut ainsi analyser la manière dont différentes avancées technologiques actuelles impactes la réflexion sur le programme de terminale (même si les questionnements ne sont pas toujours nouveaux, ils se posent aujourd’hui de manière nouvelle ou avec une plus grande acuité encore):
I- La morale :
– Le bonheur : Peut-on confier à des médicaments le soin de nous rendre heureux ? (Question déjà posée par Aldoux Huxley en son temps : à propos des régulateurs d’humeur)
– Le bonheur : Peut-on identifier le bonheur au bien-être matériel apporté par les progrès technologiques ?
– La liberté : Peut-on laisser des machines décider à notre place ?
(Exemple : le trading à haute fréquence, les prototypes dits de « robots tueurs »).
– Le respect de la personne humaine : Peut-on choisir son enfant à naître comme un produit de supermarché ?
(C’est la question de l’eugénisme libéral (Habermas) déjà posée dans Bienvenue à Gattaca)
– Le respect du vivant : Peut-on expérimenter sur le vivant comme on expérimente sur la matière ?
(A propos par exemple : de la biologie moléculaire, des cellules souches…)
II- La culture :
– Nature et culture : La technique peut-elle dénaturer l’être humain ? (La question du transhumanisme et de l’homme augmenté : que perdrions nous en acceptant l’augmentation ?)
– Le travail : Les machines ne sont-elles conduites qu’à supprimer la pénibilité du travail ?
(La concurrence à venir entre les machines et les travailleurs humains n’est-elle pas conduite à devoir porter également sur des activités faisant appel à des capacités cognitives supérieures ? (Exemple : le remplacement des pilotes par des drones)
– Le langage : Peut-on laisser les technologies de la communication contrôler le discours ?
– L’histoire : Les progrès de la technique sont-il des progrès de la civilisation ?
III- La politique :
– La politique et les échanges : Peut-on laisser les pouvoir politiques et économiques collecter sans limites des informations sur notre existence ?
– Les échanges : L’orientation des progrès technologiques doivent-ils être déterminés par les intérêts économiques ?
– Le droit : Le droit doit-il se contenter de s’adapter aux progrès technologiques ?
IV- Le sujet :
– Le sujet : Puis-je accepter que mon identité soit définie par l’ensemble des données qui sont collectées sur moi ? (A propos de l’utilisation des big data)
– La conscience : Les machines peuvent elles devenir conscientes ? Doit-on alors leur accorder le statut de personne ?
– L’inconscient : Peut-on laisser notre inconscient cérébral à la merci des technologies de manipulations utilisées dans le marketing ?
– Le désir : Peut-il y avoir une limite au désir de toute puissance qui s’exprime dans les progrès techniques ?
– Le temps : La technique a-t-elle contribué à accélérer le temps ? (Stress et accélération du temps dans le monde contemporain)
– L’existence : Les progrès techniques peuvent-ils donner un sens à notre existence ?
V- La raison et le réel
– La réalité augmentée : Les technologies produisant une réalité augmentée peuvent-elles conduire à brouiller la frontière entre la réalité et la fiction ?
– La matière et l’esprit : Les ordinateurs et les robots peuvent-ils penser comme des êtres humains ?
– Le vivant : Peut-on réduire le vivant à un simple processus physico-chimique ?
– La vérité : Peut-on laisser des technologies manipuler la vérité ?