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Éboueurs de Marseille, Entre luttes syndicales et pratiques municipales, Pierre Godard et André Donzel

Éboueurs de Marseille

L’ouvrage de Pierre Godard, éboueur pendant vingt-trois ans à Marseille et André Donzel, sociologue, retrace l’histoire tumultueuse du traitement des déchets dans la cité phocéenne. Très bien documenté, il en aborde tous les aspects, sociaux, économiques (privatisations) et politiques mais aussi techniques (mécanisation, problèmes de stockage, recyclages, compostage, débats sur l’incinération…).

Les luttes syndicales s’inscrivent souvent dans des mouvements sociaux plus larges, 1968, 1995, 2003, 2010… En toile de fond, l’histoire du pays (guerre mondiale, Libération, guerre d’Indochine, ère Mitterrand) mais surtout celle d’une ville minée par une succession de gestions municipales calamiteuses, quelle que soit la couleur des élus, à de rares exceptions près, le bref intermède de 1945 par exemple. De Simon Sabiani qui pratiqua “clientélisme et compromission avec le milieu” dans les années Trente du siècle dernier à la retentissante “affaire Guérini” aujourd’hui, rien ne semble vraiment changer sous le soleil marseillais. La justice révèle en effet les “étranges méthodes” d’Alexandre Guérini pour remporter les principaux marchés des décharges de la communauté urbaine. Dans sa préface, Michel Samson souligne “l’intérêt majeur” du livre, celui de décrire un “clientélisme collectif. C’est-à-dire un fonctionnement par lequel deux appareils, l’appareil politique (et administratif) municipal et l’appareil syndical de Force Ouvrière (FO), collaborent de façon stable et exclusive : c’est cette alliance, toujours reconduite par les trois maires successifs et leurs proches alliés, qui explique les faiblesses du service public de nettoyage”. Il s’agit de trois maires à la grande longévité, Gaston Defferre, Robert Vigouroux et Jean-Claude Gaudin, les deux derniers ayant déjà œuvré sous la houlette du premier. Le constat pourrait sembler désespérant car côté propreté, ce n’est toujours pas gagné, loin s’en faut, ni au propre, ni au figuré !

Des “sentinelles sociales”

Cependant, si la cogestion syndicale a relativement bien fonctionné sous l’ère Defferre, l’hégémonie de FO assurant la “paix sociale”, d’autres forces syndicales minoritaires mais très actives, ont réussi à émerger et à impulser des mouvements de grève, CGT, CFDT “en lutte”. Après les trahisons de la confédération, cette CFDT “en lutte” n’existe plus de nos jours mais ses militantEs ont rejoint massivement la FSU ou SUD et sont toujours mobiliséEs. La municipalité en a profité au passage pour contester la représentativité des organisations nouvelles et priver les syndicalistes de tous moyens (locaux, heures de décharge…). L’ouvrage relate deux types de grèves, celles qui se situent dans un contexte global, notamment sur les retraites, et celles qui concernent les revendications spécifiques aux éboueurs. Il est rappelé que leur espérance de vie est moindre que celle des ouvrierEs non qualifiéEs, que les accidents du travail dans ce métier sont fréquents et graves, et que leur parole n’est pas écoutée et pourtant, “Les éboueurs sont des « sentinelles sociales » : ce sont eux qui voient les premiers la multiplication des seringues dans un recoin, ou aperçoivent les gens qui fouillent les poubelles pour manger”. L’histoire sociale est jalonnée de grèves dures, parfois victorieuses lorsqu’elles permettent d’améliorer des conditions de travail aux effets dramatiques pour la santé des travailleurs, ou des salaires très modestes.

Puissance de la “grève des femmes”

Le livre est illustré de quelques photos d’archives très bien choisies ; elles sont plus parlantes qu’un long discours. On voit les premiers véhicules de collecte des ordures tractés par les chevaux puis l’évolution technologique avec différents camions, la montagne de détritus qui encombrent les trottoirs et les rues “par temps de grève” ou encore la remise à Jean-Claude Gaudin de la carte d’adhérent d’honneur à FO, le 9 janvier 2014. Une photographie plus étonnante ouvre la série, celle d’une jeune femme cantonnière prise… en 1943. En période de guerre, les services de nettoiement ont été obligés de faire face à la pénurie d’hommes, mais la paix revenue, l’histoire a continué à s’écrire au masculin ; pas de mixité sous Defferre, et pas d’immigrés non plus. Toutefois, l’ouvrage brosse rapidement un panorama de la politique municipale dans son ensemble, écoles, bibliothèques… et les luttes féminines ne sont pas oubliées, celles des “Tatas”, pionnières de la grève reconductible, “ces femmes qui s’occupent des enfants dans les écoles, font le ménage, la cantine ou le gardiennage”. En 2010, elles ont tenu sept semaines durant, contre la réforme des retraites. Malgré la défaite finale “la puissance de la « grève des femmes » est un sujet de fierté collective”, affirme une syndicaliste.

Grandes grèves et rassemblements massifs

En conclusion, les auteurs soulignent l’émancipation progressive du syndicalisme de cogestion, même s’il reste encore vivace. De cette émancipation témoignent l’initiative intersyndicale d’états généraux sur les questions de la propreté urbaine à Marseille, “Grenelle des poubelles”, réunissant élus, associations et citoyens, et la permanence d’un mouvement social de grande ampleur au XXIe siècle. On ne peut que partager le constat de Pierre Godard et André Donzel : “le mouvement syndical est loin d’être défait à Marseille, en particulier dans le secteur public. En témoignent les grandes grèves et les rassemblements massifs qu’il a pu animer dans les dernières décennies”. La cogestion s’essouffle, et “Depuis le milieu des années 1970, les grèves s’y multiplient. Ces mobilisations ont convergé avec celles d’autres secteurs du service public (transports, éducation, santé, culture, etc…) ainsi qu’avec le secteur privé. […] En s’articulant à une défense du service public, ces conflits débordent la simple expression d’intérêts catégoriels”. Ces luttes auront maintenant pour cadre les questionnements sur la transition écologique, perspective mise à mal par l’actuelle libéralisation des services, et la réorganisation liée à la métropole Aix-Marseille.

Marie-Noëlle Hopital

Éboueurs de Marseille : Entre luttes syndicales et pratiques municipales, Pierre Godard et André Donzel , Syllepse (Le Présent Avenir), 2014, 228 p., 15 €.

Note parue dans le n°3 de L’Émancipation syndicale et pédagogique, novembre 2015

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