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Dialogue entre Freinet et Freire (I) : la neutralité et l’éducation

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Paulo Freire (1921-1997) a dit à propos de Célestin Freinet (1896-1966) : “Les rêves de Freinet sont aussi mes rêves. Il y a concordance de nos rêves et de nos objectifs : la lutte, l’engagement permanent pour une éducation populaire, pour une école qui tout en étant sérieuse n’a pas honte d’être heureuse” ; “Freinet n’en est jamais resté aux discours d’espoir. Pour lui, le temps de l’attente, c’était un temps d’action” (Freire 1991b)*. Nous pouvons dès lors nous demander quels étaient les rêves, les luttes et les engagements communs entre le pédagogue français et le pédagogue brésilien. Dans cette série d’articles intitulée Dialogue entre Freinet et Freire, nous souhaitons présenter des thématiques communes (théories et pratiques) qui ont traversé l’oeuvre des deux éducateurs. Plus précisément, nous sommes partis de la lecture des écrits de Paulo Freire disponibles en français pour en dégager les concepts essentiels (assomption, adaptation, éducation conscientisante, espoir, expériences vécues des apprenants, libération, neutralité, radicalité, pédagogie bancaire…)**, puis nous avons réinterrogé l’oeuvre de Freinet à la lumière de ces concepts freiriens. Cette démarche sert deux objectifs : il s’agit de mieux faire connaître la pensée de Paulo Freire aux personnes intéressées par la pédagogie Freinet en insistant sur leurs points communs et aussi de retrouver dans l’oeuvre de Freinet la radicalité de son projet politico-éducatif originel.

* Voir les références bibliographiques en toute fin d’article.
** Voir : “Bibliographie française de Paulo Freire” (Q2C, 2016)

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LA NEUTRALITÉ ET L’ÉDUCATION

Mais la neutralité, c’est la mort. La vie ne peut pas être neutre” (Freinet 1925).
Je nie la neutralité de l’éducation telle que la définit le discours pragmatique néo-libéral” (Freire 1997)

Si Célestin Freinet et Paulo Freire ont placé la lutte et l’action au coeur de leur pédagogie, c’est que tous deux assumaient le rôle politique de l’éducation et affirmaient avec force leur refus de la neutralité. C’est sur ce refus de la neutralité que Freinet et Freire ont construit leur éducation libératrice. Il nous paraissait donc naturel de proposer un premier dialogue autour du thème de la neutralité dans l’oeuvre de Freinet et de Freire. En fin d’article, nous reviendrons sur l’actualité particulière du sujet de la neutralité de l’éducation à la fois au Brésil et en France.

1. L’AFFIRMATION DE LA NATURE POLITIQUE DE L’ÉDUCATION
Dans leurs oeuvres respectives, Célestin Freinet et Paulo Freire ont toujours considéré l’éducation comme un acte politique et ont refusé par la même occasion de reconnaître à l’éducation une quelconque neutralité.

1.1. La nature politique de l’éducation d’après Célestin Freinet
§1. Pour Freinet, de manière très concrète, l’éducation ne peut pas être neutre, car elle dépend des décisions du gouvernement et subit l’influence de la société : “L’éducation est influencée si directement par les gouvernements au pouvoir ; elle a d’autre part, une telle répercussion sur les destinées politiques des peuples, qu’il n’est pas possible d’être effectivement neutre quand on étudie le vaste problème de l’Éducation” (Freinet 1928a) ; “L’École est le produit de la société ; cette société l’influence très profondément de cent manières diverses” (Freinet 1927).
§2. Freinet ajoute également que les conditions matérielles de l’enseignement et que l’état de santé des enfants fréquentant les écoles sont indissociablement liés au domaine de l’éducation et que ces sujets dépendent aussi des choix politiques opérés par les personnes qui gouvernent : “On feint de croire que les méthodes et les techniques constituent tout l’essentiel de l’éducation. Si le local est mal situé et mal divisé, si la classe ne possède aucun matériel d’enseignement, si les enfants sont mal nourris, s’ils s’étiolent dans des taudis, tout cela, dira-t-on, ne dépend plus de l’école mais de la société ; c’est affaire sociale et politique !” (Freinet 1927).

1.2. La nature politique de l’éducation d’après Paulo Freire
§1.
Paulo Freire insiste à son tour sur le caractère profondément politique et idéologique de l’éducation. Ainsi, pour le pédagogue brésilien, l’éducation dépend toujours d’objectifs qui lui ont été fixés : “La nature de la pratique éducative, sa nécessité de finalité, les objectifs, les rêves qui en découlent interdisent sa neutralité. La pratique éducative est toujours politique. C’est ce que j’appelle la “politisation” de l’enseignement. La nature même de l’enseignement est politique. La question se pose alors de savoir quel type de savoir quel type de politique, en faveur de quoi et de qui, contre quoi et contre qui elle est dirigée” (Freire 1991a, p.23) ; “L’éducation marche constamment au-delà d’elle-même. Il n’existe pas d’éducation sans objectif, sans finalité. C’est ce qui empêche sa neutralité ou celle de l’éducateur” (Freire 1991a, p. 110) ; “N’importe quel projet pédagogique est politique et “bourré” d’idéologie. La question qui reste posée est de savoir en faveur de quoi et de qui, contre quoi et contre qui cette politique – dont l’éducation n’est jamais exempte – est dirigée” (Freire 1991a, p.38).
§2. Freire considère l’éducation comme un fait humain réalisé par des êtres éthiques naturellement aptes à prendre des décisions. Dès lors, en tant que fait humain, l’éducation est imprégnée de ces choix. Ainsi, Freire montre par l’absurde qu’une éducation parfaitement neutre est impossible : “Pour que l’éducation fût neutre, il eût été nécessaire de n’avoir aucune discordance entre les personnes relativement aux modes de vie individuelle et sociale, relativement au régime politique à mettre en pratique et aux valeurs qui doivent être incarnées. Ou encore dans notre cas, il eût fallu qu’il n’y eût aucune divergence face à la question de la faim et de la misère au Brésil et dans le monde. Il eût été nécessaire que tous les habitants du Brésil acceptassent le fait même que la misère et la faim, ici et ailleurs, soient une fatalité de fin de siècle. Il aurait fallu aussi être unanime sur la façon d’affronter la faim et la misère pour résoudre ce problème” (Freire 2006, p.123-124).
§3. Dès lors, pour Freire, ce ne sont pas des individus qui politisent l’éducation, car l’éducation est déjà en elle-même politique : “La qualité d’être politique est inhérente à l’essence de l’éducation. En vérité, la neutralité de l’éducation est impossible. Cette impossibilité n’est toutefois pas déterminée par le fait que les professeurs sont des “agitateurs” et des “subversifs”. De même, l’éducation ne devient pas politique par décision de tel ou tel éducateur ; L’éducation est politique” (Freire 2006, p.123).

Si pour Freinet et Freire, l’éducation, fruit de décisions humaines, ne peut pas être neutre, quels sont les intérêts de ceux et de celles qui affirment la neutralité de l’école ?

2. UNE NEUTRALITÉ AU SERVICE DE L’EXPLOITATION ET DE LA DOMINATION
Célestin Freinet et Paulo Freire considèrent que l’affirmation du principe de neutralité de l’éducation sert les intérêts des classes et des idéologies dominantes.

2.1. Neutralité et exploitation chez Célestin Freinet
§1. Parmi les groupes dominants qui influencent l’éducation, Freinet cible de manière précise la bourgeoisie au pouvoir, mais aussi les banquiers et les capitalistes : “Dans tous les régimes, l’école a toujours été au service du pouvoir, sinon au service du ministre qui passe, du moins à celui des maîtres véritables : les capitalistes et les banquiers” (Freinet 1928b) ; “l’école neutre laisse tomber son masque d’hypocrisie pour se mettre toujours davantage au service du régime” (Freinet 1934b).
§2. Dès lors, ces groupes dominants se servent du concept de neutralité pour se maintenir au pouvoir en empêchant les questions sociales d’être abordées dès l’école : “La bourgeoisie française a cru pouvoir conserver à l’école l’entière neutralité sociale, espérant se garer ainsi de la réaction et de la révolution. Elle a accouché alors de générations neutres elle aussi, sans vigueur politique ni sociale” (Freinet 1926a) ; “C’est à dessein que le régime a essayé jusqu’à ce jour de cantonner l’instituteur dans sa seule fonction scolaire ; que les revues professionnelles s’abstiennent farouchement de toute allusion aux rapports entre l’école et l’organisation économique et sociale. Il importe pour la neutralité, pour la sécurité et la paix des enfants que, entre les quatre murs de sa classe, l’instituteur ne regarde pas, ne voie pas plus loin que ses livres, ses tableaux ou ses cartes pour que se perpétue le mensonge intellectualiste au service d’un régime d’exploitation et d’hypocrisie” (Freinet 1934a). Ainsi, l’enseignant au nom de la neutralité doit empêcher les enfants d’aborder eux-mêmes en classe les questions sociales au risque de remettre en cause le régime : “Si vous laissez les enfants exprimer librement les sentiments naturels de leur classe sociale, alors vous violez outrageusement la neutralité, vous faites du bolchevisme à l’école, vous sapez les fondements sacrés de la société : la propriété, la religion, la patrie. On vous chasse comme indigne de servir un régime qui vit et profite de ces mensonges” (Freinet 1933). De même, l’éducation présentée comme neutre doit – du point de vue des dominants – empêcher les élèves, futurs travailleurs, d’être capables d’autonomie et de prendre des décisions pour eux-mêmes : “Les yeux s’ouvrent ; l’école neutre laisse tomber son masque d’hypocrisie pour se mettre toujours davantage au service du régime. Le barrage culturel qu’elle constituait aux aspirations indécises des travailleurs perd peu à peu de son efficacité et s’annonce, brutale, la nécessité de classe de mettre cette école au service du régime, contre les travailleurs eux-mêmes (…) L’éducation traditionnelle a peur de la vie, elle se cantonne dans des livres neutralisés et partiaux ; elle tend à faire des enfants d’éternels écoliers et non de futurs travailleurs susceptibles de considérer avec intelligence et décision les tâches qui leur incombent” (Freinet 1934b) ; “Étudier les conditions véritables de la vie, se mêler à cette vie pour en sentir les beautés et les laideurs, se préparer à travailler plus tard en hommes libres, les fils de prolétaires ne peuvent pas le faire à l’école bourgeoise. Car il y a certaines choses que l’enfant ne doit pas connaître. Il faut garder la neutralité. Cette neutralité, c’est bien, comme le dit Lénine “l’hypocrisie bourgeoise, une manière de tromper les masses …” Même la bourgeoisie ne ferait-elle rien pour s’asservir l’école, celle-ci n’en serait pas moins une école de classe, puisque par sa prétendue neutralité même, elle trahit le prolétariat” (Freinet 1926a).

2.2. Neutralité et exploitation chez Paulo Freire
§1. Paulo Freire dénonce également l’utilisation de la neutralité par le capitalisme et la domination qui se cache derrière ce concept : “Je nie la neutralité de l’éducation telle que la définit le discours pragmatique néo-libéral” (Freire 1997) ; “Je crois que jamais le professeur progressiste n’a eu à être autant attentif et informé qu’aujourd’hui face à l’expertise avec laquelle l’idéologie dominante diffuse subtilement l’idée de neutralité de l’éducation” (Freire 2006, p.111).
§2. Pour Paulo Freire, l’éducation neutre a également pour objectif de reproduire l’idéologie dominante et les inégalités en veillant à ce que les classes sociales ne soient pas remises en cause : “Ce serait très stupide et naïf de notre part de ne pas comprendre que les écoles et l’éducation systématique reproduisent essentiellement l’idéologie de la classe dominante. Ce serait une grande naïveté de ne pas comprendre cet évènement si simple. Cela signifie que nous devons comprendre que les classes dominantes, parfois consciemment et parfois non, attendent ou demandent à l’enseignant de reproduire l’idéologie de la classe dominante ; c’est l’oeuvre de l’enseignant” (Freire 1987b) “Du point de vue des intérêts dominants, il n’y a aucun doute que l’éducation doit être une pratique qui occulte les vérités et qui fige les individus dans leur classe sociale. Chaque fois, cependant, que la conjoncture l’exige, l’éducation dominante se fait progressiste, mais progressiste “à moitié”. Les forces dominantes stimulent et matérialisent les avancées techniques comprises et, autant que possible, réalisées de manière neutre” (Freire 2006 p.113).
§3. Pour Paulo Freire, l’idéologie dominante ne se cantonne pas uniquement à l’exploitation économique, elle est également visible à travers le sexisme qu’une éducation présentée comme neutre perpétue :  “C’est vraiment dommage qu’un éducateur n’ose pas dire à ses élèves, pour ne pas pécher contre la “chaste pureté” de l’école, que la grammaire à elle seule ne parvient pas à expliquer la règle selon laquelle, s’il y a mille femmes et un seul homme dans une salle de réunion, la concordance se fera toujours au masculin. Vous tous et pas vous toutes” (Freire 1991, p.104). Dans une conférence donnée à la fin de sa vie, Paulo Freire revient une nouvelle fois sur cet exemple qui montre que le simple enseignement de la grammaire sans analyse critique sert la domination des hommes sur les femmes : “Je dis toujours hommes et femmes parce que j’ai appris, il y a de cela plusieurs années, en travaillant avec des femmes, que dire seulement hommes est immoral. Dans la grammaire, le masculin l’emporte sur le féminin. C’est l’idéologie que j’ai appris depuis enfant à l’école. Mais j’ai appris autre chose à l’école : que lorsque l’on dit homme, on inclut également la femme. J’ai appris avec la grammaire que le masculin l’emporte. Cela signifie que si toutes les personnes réunies ici étaient des femmes et qu’il n’y avait qu’un seul homme, je devrais dire “tous” et non pas “toutes”. Ceci qui ne paraît être qu’une question de grammaire, n’est évidement pas que cela. C’est de l’idéologie et j’ai mis du temps à le comprendre. J’avais déjà écrit Pédagogie des opprimés. Lisez les éditions en espagnol de cette œuvre et vous verrez qu’elle est écrite dans une langue machiste. Les femmes nord-américaines m’ont fait comprendre que j’avais été déformé par une culture machiste” (Freire 1996).

Puisque l’éducation ne peut pas être une activité neutre et que l’école actuelle est soumise aux intérêts des groupes dominants, Célestin Freinet et Paulo Freire considèrent qu’il est du devoir des enseignants de prendre parti, d’affirmer et d’assumer leurs engagements.

3. LE DROIT ET LE DEVOIR DE L’ENSEIGNANT-E DE PRENDRE PARTI
Pour Célestin Freinet et Paulo Freire, l’enseignant-e a le droit et le devoir de prendre parti en abordant auprès de ses élèves les questions sociales et politiques.

3.1. Droit et devoir de prendre parti d’après Célestin Freinet
Après avoir montré que l’éducation n’était pas neutre et que celle-ci était au service de l’exploitation capitaliste, Célestin Freinet veut faire prendre conscience aux éducateurs affirmant vouloir rester “neutres” qu’ils se sont de fait rangés du côté de l’exploitation. Pour ce faire, Freinet utilise de plusieurs moyens rhétoriques :
§1. Freinet veut montrer par une métaphore l’immoralité du choix de rester neutre  : “Mais la neutralité de l’école est-elle une solution acceptable ? Deux hommes se battent. Vous êtes là qui pourriez intervenir, mais vous les regardez se battre ; vous restez “neutre”. Il serait de votre devoir pourtant d’étudier les causes de cette lutte. et, en prenant délibérément parti, faire triompher celui qui le mérite. Vous préférez rester neutre, ce qui est certes plus commode. Mais, par votre faute, le plus fort aura encore une fois raison. Par votre neutralité vous aurez servi l’injustice, vous aurez trahi le droit, vous aurez d’avance pris parti pour la force”  (Freinet 1926a).
§2. Freinet tente de sensibiliser ses collègues en insistant sur la pauvreté matérielle de l’école et sur la misère sociale dans laquelle vivent les élèves : “On feint de croire que les méthodes et les techniques constituent tout l’essentiel de l’éducation. Si le local est mal situé et mal divisé, si la classe ne possède aucun matériel d’enseignement, si les enfants sont mal nourris, s’ils s’étiolent dans des taudis, tout cela, dira-t-on, ne dépend plus de l’école mais de la société ; c’est affaire sociale et politique ! Mais n’est-il pas du devoir des pédagogues de montrer aux profanes par quels liens intimes l’École est rattachée au milieu social, pour leur prouver qu’il est illogique de parler de progrès scolaires ou éducatifs maximum là où les conditions matérielles indispensables ne sont pas réalisées. On nous répond : “Chacun ne peut pas être militant : nous sommes pédagogues ; nous nous occupons de notre métier”. Je ne demande pas à ces pédagogues d’abandonner leurs si utiles travaux et de s’attaquer aux questions sociales pour lesquelles ils sont incompétents. Je souhaite seulement qu’ils ne s’abstiennent pas systématiquement de montrer l’importance des assises sociales de l’École. Mais alors des gouvernements, des classes sociales seront mises en cause. Alors apparaîtra la vanité de toutes les promesses officielles. Alors, il faudra peut-être placer l’éducation sur son vrai terrain de classe…” (1927).
§3. Dans un autre article, ce n’est pas l’argumentation qui est utilisée, mais une ironie mordante : “Et pendant ce temps, dans nos classes, la plupart des enfants, déguenillés, dînent souvent d’un croûton de pain. Mais il nous reste, bien sûr, la liberté de leur donner une éducation neutre et humanitaire” (Freinet 1926b).

3.1. Droit et devoir de prendre parti chez Paulo Freire
§1. Car l’éducation est de nature politique, Paulo Freire considère que tout éducateur doit clairement affirmer ses propres choix politiques et les assumer :  “Le “travailleur de l’enseignement” en tant que tel est un politique, qu’il en soit conscient ou non. À partir de là, il me paraît essentiel que tout éducateur ou éducatrice assume, le plus vite possible, la nature politique de sa pratique. Qu’il se définisse politiquement. Qu’il choisisse son option et cherche à être cohérent par rapport à celle-ci” (Freire 1991, p.43) ; “Il ne fut déjà plus possible d’exister sans assumer le droit et le devoir d’opter, de décider, de lutter, de faire de la politique” (Freire 2006 : p. 68) ; “Je ne puis être professeur si je ne perçois pas chaque fois mieux que, pour ne pas rester neutre, ma pratique exige de moi une définition. Elle m’impose de prendre position, de décider, de rompre. Elle exige de moi que je choisisse entre cela et cela. Je ne puis être professeur en faveur de qui que ce soit et de n’importe quoi. Je ne puis être professeur simplement en me déclarant pour l’Homme ou de l’Humanité, phrase dont la généralité trop vague contraste avec la pratique éducative concrète” (Freire 2006, p.116).
§2. De la même manière que Freinet considérait que la neutralité était en fait un parti pris pour le plus fort, Paulo Freire estime que la neutralité renforce l’oppression : “Qu’est donc ma neutralité, sinon une manière sans doute commode mais hypocrite de dissimuler mon option ou ma peur d’accuser l’injustice ? “Se laver les mains” en face de l’oppression, c’est renforcer le pouvoir de l’oppresseur, et opter, en quelque sorte, pour lui. Comment puis-je rester neutre par-devant toute situation dans laquelle le corps des femmes et des hommes devient un simple objet spolié et déconsidéré ?” (Freire 2006 : 124).
§3. Pour Paulo Freire, parce qu’elle est politique, l’éducation relève également du domaine de l’éthique : “La pratique éducative n’est pas neutre, c’est une éthique. Elle a à voir avec des principes de morale qui ont leurs limites” (Freire 1997). Dès lors pour Freire, l’enseignant doit prendre parti et assumer ses choix devant ses élèves au nom de l’éthique : “Agissant au sein de la salle de classe, ma présence ne peut être omise, et je dois être considéré comme un sujet qui opère des choix. Je dois révéler aux élèves que je suis capable d’analyser, de comparer, d’évaluer, de décider, d’opter, de rompre. Je dois montrer ma capacité à rendre justice, à ne pas faillir au respect de la vérité. Par éthique, il me faut témoigner par moi-même” (Freire 2006, p.111-112).
§4. Pour le pédagogue brésilien, un éducateur doit également affirmer ses opinions à ses élèves au nom du respect qu’il leur doit “Au nom du respect que je dois aux élèves, il n’y a aucune raison que j’omette ou dissimule mon option politique en assumant une neutralité qui n’existe pas. Et même, cette omission au nom du respect de l’élève est sans doute la meilleure manière de lui manquer de respect” (Freire 2006, p.85).
§5. Cette manière d’affirmer et d’assumer ses décisions est pour l’enseignant aussi un outil éducatif, il s’agit de favoriser aussi cette capacité chez les élèves : “Au contraire, mon rôle est de témoigner du droit de comparer, de choisir, de rompre, de décider et de stimuler l’assomption de ce droit pour les apprenants” (Freire 2006, p.85-86) ; “Comment est-il possible de former des jeunes, si l’éducateur n’a pas atteint pour lui même une autonomie en tant que sujet qui juge, qui rêve, qui aime, qui à la rage, etc.” (Freire 1997).

4. LA PRÉVENTION DES RISQUES DE PROPAGANDE ET DE MANIPULATION
Dans leurs oeuvres respectives, Célestin Freinet et Paulo Freire ont encouragé les enseignant-e-s à prendre parti et à se mêler des questions sociales et politiques devant leurs élèves. Cependant, à travers leur pédagogie, les deux éducateurs ont également réfléchi aux moyens de prévenir les risques de “bourrage de crâne” et de “manipulation”.

4.1. Prévention des risques de propagande et de manipulation chez Célestin Freinet
§1. Bien que militant syndical, Freinet refuse catégoriquement l’idée d’une école contrôlée par un syndicat ou un parti ouvriers : “Devons-nous avoir une pédagogie syndicale ou rechercher seulement une pédagogie qui ne façonne pas les enfants pour un système politique et social donné, mais qui développera normalement l’enfant pour en faire un homme, un homme capable de vivre en homme au milieu des autres hommes ?” (Freinet 1921) ; “Je dis bien « école de classe », et non “école d’un parti politique”. Car j’estime indéfendable une école qui serait asservie par un parti; pour le triomphe illusoire d’une quelconque politique. L’oeuvre de l’école est autrement profonde et à plus longue portée ; une classe peut bâtir sur elle une partie de sa puissance, mais non un parti. Car les partis sont étrangement éphémères, tandis que l’évolution ou la disparition des classes se calculent par génération” (Freinet 1926a). Une école contrôlée par un syndicat ou un parti politique fussent-ils acquis aux intérêts de la classe ouvrière est inacceptable pour Freinet au même titre qu’une école contrôlée par la classe capitaliste : “Ne bourrons plus les crânes. Nous avons trop vu où cela nous a menés et où cela nous mène chaque jour. Et d’ailleurs, que vous bourriez les crânes de rouge ou de blanc, c’est la même chose” (Freinet 1921).
§2. Freinet vise un objectif révolutionnaire qui se concrétise à travers une pédagogie indépendante des syndicats et des partis. Ainsi, c’est en abordant les questions sociales et la pauvreté en classe que les élèves une fois devenus adultes se révolteront pour bâtir une société égalitaire : “Quand nos enfants seront enfin des hommes, ils ne pourront plus souffrir le capitalisme qui sera une offense à leur bon sens ; vous n’avez pas à leur prêcher la lutte de classe. Ils seront ainsi le plus ferme soutien du régime révolutionnaire, avec cet avantage qu’avec des esprits ainsi formés, les conquêtes seront définitives, car les mêmes fusils qui ont fait la révolution sauraient au besoin la défendre. Libérons-nous de tous les dogmes ; faisons l’école pour l’enfant. Éduquons-les en pensant, non que nous faisons des capitalistes ou des communistes, mais en nous persuadant bien que ces enfants – surtout au tournant social où nous nous trouvons – nous avons la charge d’en faire des hommes et non des citoyens, des hommes ayant soif d’amour et de liberté et qui emploieront tous leurs efforts à se libérer” (Freinet 1921).

4.1. Prévention des risques de propagande et de manipulation chez Paulo Freire
Paulo Freire se prémunit du risque de manipulation à travers le cadre démocratique et dialogique qu’il instaure dans sa pédagogie.
§1. Ainsi, dans un cadre démocratique, Paulo Freire ne cherche pas à imposer ses opinions à ses élèves et leurs expose les autres choix possibles : ”En tant que professeur libérateur, je suis très clair au sujet de ce que je veux. Cependant, je ne manipule pas les étudiants. C’est cela qui est difficile. Bien que j’ai certaines certitudes sur mes “lendemains” et mes “au-delà”, je ne peux pas manipuler les étudiants pour les amener avec moi dans mes rêves. Je dois les éclairer sur ce qu’est mon rêve, mais je dois leur dire qu’il y a d’autres rêves que je considère comme mauvais (rires !). Vous comprenez ? C’est l’alternative que nous avons : être manipulateurs ou être radicalement démocratiques. Cela signifie qu’il faut accepter la nature directive de l’éducation. Il existe une directivité de l’éducation qui ne lui permet pas d’être neutre. Nous devons dire aux élèves comment nous pensons et pourquoi nous le pensons. Mon rôle n’est pas de me taire. Je dois convaincre les élèves de mon rêve, mais pas les conquérir à mes plans personnels. De même que les élèves ont le droit d’avoir de mauvais rêves, j’ai le droit de leur dire que ce sont de mauvais rêves : réactionnaires, capitalistes ou autoritaires” (Freire 1987a).
§2. Paulo Freire définit ainsi la pratique dialogique : “l’action dialogique n’admet pas un sujet qui domine et un objet dominé, mais seulement des sujets qui se rencontrent pour déchiffrer le monde, pour le transformer” (Freire 1974, p.161). Dans ce cadre dialogique, l’enseignant ne domine pas l’apprenant, mais doit stimuler en lui et en elle sa “capacité critique” et à exprimer ses “doutes rebelles” et son “insoumission” (Freire 2006, p. 43). Dans ce cadre, l’élève est invité à exprimer ses doutes et son opposition vis-à-vis des opinions de l’enseignant : “Je ne peux lui nier ou lui cacher ma posture, mais je ne peux, non plus méconnaître son droit de la rejeter” (Freire 2006, p.85-86).

5. CONCLUSION ET ENJEUX ACTUELS
En revendiquant le droit et le devoir des enseignant-e-s de prendre parti contre les idéologies dominantes, Célestin Freinet et Paulo Freire ont tous deux, dans des circonstances différentes, subi les représailles des autorités. Ainsi, en 1932, Freinet fut accusé par sa hiérarchie à travers l’Inspecteur d’Académie de “propagande” en faisant pénétrer dans l’école “les rumeurs des luttes politiques et sociales” et ainsi de “compromettre l’intérêt de l’École laïque” (Lafon 2006, p.36). Les différentes pressions l’obligèrent à quitter l’enseignement public pour fonder sa propre école à Vence en 1934. Dans un tout autre contexte, Paulo Freire fut arrêté par les militaires lors du coup-d’État au Brésil en 1964, les questions posées lors des interrogatoires portaient sur son engagement politique et éducatif auprès des analphabètes : “Niez-vous qu’avec votre prétendue méthode, ce que vous vouliez c’était bolchéviser le pays ?” (Freire 1971, p.12).
Aujourd’hui, la question de la neutralité de l’éducation est d’autant plus importante que celle-ci est d’une actualité brûlante à la fois au Brésil et en France. Au Brésil, se développe depuis plusieurs mois le mouvement de “L’école sans parti” dont le but est d’évincer hors de l’éducation toutes les questions liées aux genres et aux problèmes sociaux (Pereira 2016c). Ce mouvement réactionnaire dénonce notamment la “doctrine marxiste” qui influencerait l’éducation et appelle à rompre avec l’oeuvre pédagogique de Paulo Freire, tel est le sens de l’une des affiches brandies lors d’une manifestation de ce mouvement le 14 mars 2105 à São Paulo : “chega de doutrinação marxista. Basta de Paulo Freire“. En France, la loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires ajoute l’obligation de neutralité alors que celle-ci n’existait pas auparavant. Face à ces menaces, des enseignants brésiliens et français ont apporter des réponses originales en utilisant à leur profit les textes officielles. Ainsi, les éducateurs brésiliens s’appuient sur les “principes fondamentaux” inscrits dans la constitution de la République fédérale du Brésil (1988) qui promeut notamment les “valeurs sociales du travail” et le “pluralisme politique” (Pereira 2016c). De même, en France, Irène Pereira encourage les enseignant-e-s à se saisir de l’obligation d’enseigner les “valeurs de la République” pour aborder en classe les questions de discriminations et d’inégalités sociales. Ainsi, les enseignant-e-s pourraient justifier leur démarche en prenant appui sur l’article Premier de la Constitution de 1958 qui déclare que “La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale” et sur l’ensemble des textes intégrés dans le bloc de consitutionnalité qui abordent la question des inégalités (Pereira 2016a et 2016b).

Références bibliographiques :
Freinet, Célestin
1921 :
Chacun sa pierre, contre une pédagogie syndicale”, École Émancipée n°36, 4 juin 1921, p.142-143.
1925 :Mes impressions de pédagogue en Russie soviétique (II) : Coup d’oeil général sur le nouvelle éducation en Russie”, L’École Émancipée n°7, 8 novembre 1925, p.96-97.
1926a : “La vie à l’école russe”, L’École Émancipée n°30, 25 avril 1926, p.414-415.
1926b : “Mes impressions de pédagogue en Russie soviétique : l’activité sociale à l’école russe”, L’École Émancipée n°31, 2 mai 1926, p.429-430.
1927 : “Note de pédagogie révolutionnaire : l’École organisme social”, L’École Émancipée n°12, 11 décembre 1927, p.189.
1928a : “Chronique du congrès de Locarno”, L’École Émancipée n°22, 19 février 1928, p.301-302.
1928b : “L’école soviétique & la Presse pédagogique française”, L’École Émancipée n°23, 26 février 1928, p.367-369.
1933 :La vraie place de nos techniques dans le système éducatif soviétique“, L’Éducateur Prolétarien n°3, décembre 1933.
1934a :Contre le fascisme à l’école“, L’Éducateur Prolétarien n°2, 15 octobre 1934.
1934b :Pour une puissante organisation unique de parents prolétariens”, L’Éducateur prolétarien n°6, 25 décembre 1934.
1935 :Premier discours à des Parents sur la Pédagogie nouvelle prolétarienne”, L’Éducateur Prolétarien n°10, 25 février 1935.

Freire, Paulo
1971 :
Conscientisation, Recherche de Paulo Freire, INODEP.
1974 : Pédagogie des opprimés suivi de Conscientisation et révolution, Paris, éditions Maspero.
1987a : Medo e Ousadias (avec Ira Shor), extraits traduits par Irène Pereira.
1987b : “Paulo Freire à Athènes (du 8 au 15 septembre 1987), ses idées pédagogiques et notre réalité en matière d’éducation”.
1991a : L’Éducation dans la ville, Paris, éditions Paideia, 1991.
1991b :Extraits de la conférence de Paulo Freire au Séminaire des éducateurs Freinet du Nord-Est à Olinda-Pernambuco, Brésil”, Le Nouvel Éducateur, octobre 1991, p.4.
1996 :Pratique de la pédagogie critique“, conférence donnée en espagnol à l’Université de Comahue (Argentine) en 1996 (traduction d’Irène Pereira).
1997 : “Rencontre avec Paulo Freire”, Le Nouvel Éducateur, mars 1997, p.21-23.
2006 : Pédagogie de l’autonomie, Toulouse, éditions Érès, 2006 [édition originale datée de 1996].

Lafon, Delphine
2006 : Célestin Freinet ou la révolution à l’école, édition ICEM-Pédagogie Freinet, 2006.

Pereira, Irène
2016a :L’Education morale et civique et l’oubli de la question sociale”, Q2C, 5 juin 2016.
2016b :L’invisibilisation de la discrimination « classiste » à l’école“, Q2C, 10 août 2016.
2016c :Brésil : Non à l’école sans parti”, Q2C, 6 septembre 2016.

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