Nous nous tournons vers les États-Unis à la recherche de certitudes ou de nouvelles formes de radicalité pour faire parler une époque difficile à saisir, mais beaucoup moins de l’autre côté de la Manche. Les éditions B42 ont publié en 2020 un ensemble de textes de Paul Gilroy, auteur du déjà classique Atlantique noire, centrés essentiellement sur la Grande Bretagne mais qui fournit des outils précieux pour penser la situation politique en France1.
Malaise postcolonial
Paul Gilroy définit les paniques identitaires actuelles comme une volonté au moins partielle de restauration de l’homogénéité nationale et de préservation de la «blanchité», en réaction au chaos provoqué par l’irruption dans les grandes métropoles occidentales de l’immigration postcoloniale. En réclamant le droit à la reconnaissance et à l’égalité, l’«Autre» vient en effet bouleverser les hiérarchies sociales et la société de classe bien ordonnée où tout le monde restait à sa place. A cela, il faut ajouter le retour du refoulé colonial, les jeunes générations ne manquant pas de dénoncer les crimes du passé et leurs implications politiques dans le présent : la persistance d’une culture et de politiques racistes. Car à tort ou à raison, les mécanismes de discrimination et les pratiques raciales sont souvent perçus comme un héritage de l’époque coloniale. Mais le rejet du pluralisme culturel tient peut-être avant tout dans la peur du déclassement social. Il n’empêche que Gilroy lie étroitement crise d’identité nationale et nostalgie de la grandeur perdue.
Il est maintenant clair que l’hybridité culturelle est une des caractéristiques majeures des grandes métropoles du Nord, la culture populaire en fournit de nombreux exemples. Mais Gilroy note aussitôt que le malaise vient de l’impression que la collectivité nationale postmoderne ne semble plus unie par aucune culture distincte et cohérente. Dans ce contexte, les immigré·es sont perçu·es comme des intrus·es sans lien historique avec la nation, faisant planer le risque d’une pulvérisation de la cohésion nationale. C’est sur ce terreau que prospère le racisme des deux côtés de la Manche, et sans doute plus largement en Europe. Le ciment national n’existant plus, le sol semble se dérober sous notre poids pour reprendre l’expression de Gilroy. L’identité nationale est aujourd’hui de plus en plus insaisissable, ne se laissant définir facilement que par exclusion ou soustraction. C’est sans doute parce qu’elle ne va plus de soi et qu’elle sonne creux qu’elle fait l’objet de surenchères permanentes…
C’est ainsi que le débat politique se réorganise autour de l’idée d’effondrement culturel ou de déclin civilisationnel. Gilroy souligne à juste titre que les élites politiques, en Grande Bretagne comme en France, sont hantées par la restauration de la grandeur nationale perdue. Cette obsession s’explique par le fait que les Occidentaux ne peuvent plus faire comme s’ils étaient seuls au monde : il faut désormais compter avec tous les Autres.
Créer de nouveaux imaginaires
La fragmentation de la communauté nationale est le produit de la difficulté de nos sociétés à négocier la transition sociale, culturelle et politique liée à la présence des immigrés postcoloniaux sur leur sol. Alors que le multiculturalisme dessine le nouveau visage de la nation, c’est la tentation de la purification et de la «rehomogénéisation» qui occupent les esprits.
Gilroy cherche des alternatives du côté des cultures populaires, du rap notamment. Il cite ainsi le groupe The Streets (Mike Skinner) qui ne rompt pas radicalement avec un certain patriotisme anglais mais qui fait le deuil de toute nostalgie impériale en évoquant la vie quotidienne des classes populaires britanniques. Les différences culturelles comptent en définitive assez peu quand on est face au chômage, à la précarité et à l’ennui ; la pop culture, au contraire, rapproche. Finalement, Paul Gilroy essaie de définir un patriotisme qui serait étranger à tout sentiment racial. Mais il doit aussi constater que l’augmentation des inégalités sociales ne facilitent pas l’identification d’intérêts communs, en raison d’un discours démocratique insipide et faute d’horizons politiques qui restent à ouvrir. Gilroy insiste encore sur un point décisif: la nécessité d’une pensée créative et critique qui inventerait des narrations plus complexes et plus désirables, à même de refléter la vie dans les cités multiculturelles, ce que la pop music au sens large sait faire à son meilleur (The Clash, The Jam ou The Specials en Grande Bretagne, Zebda à ses débuts ou le rappeur Rocé en France pour ne citer que ces exemples).
On insiste beaucoup sur les racines culturelles de l’Europe, mais une civilisation est faite autant sinon plus d’inventions et de créations sociales et politiques, de ruptures historiques et de discontinuités. Ce qu’il nous faut, c’est un nouveau langage commun, des élargissements donnant naissance à des formes culturelles et politiques inédites.
1Paul Gilroy, Mélancolie postcoloniale, Éditions B42, collection “Culture”, 2020, 207 p.
– Atlantique noire: modernité et double conscience, est disponible aux éditions Amsterdam (2017).