[**Le titre m’a saisi, à cause du climat ambiant, qui fait suite à la mort de Samuel Paty.*]
C’est une conférence qu’Élisée Reclus a prononcé en 1894 devant la loge maçonnique des Amis Philanthropes de Bruxelles, intitulée L’Anarchisme. On sait l’organisation hiérarchique, rigoureuse, des loges maçonniques.
Pour paraphraser Chimananda Ngozi Adichie, on pourrait retitrer : Tous anarchistes. Selon Reclus, l’anarchie est une sorte de fatalité, l’horizon évident de l’histoire humaine.
Il commence par comparer les différentes formes d’horizon qui toutes, dit-il, prennent la forme d’un monde de justice, d’égalité, de paix. Mais il classe ces différentes utopies selon leur degré d’organisation institutionnelle. Le plus structuré et hiérarchisé est selon lui l’utopie chrétienne à laquelle il oppose l’idéal de Thélème. Il reste alors les socialistes, qu’il nomme ses frères. Il leur reproche l’objectif de conquête du pouvoir qui «en peut servir qu’à en prolonger la durée avec celle de l’esclavage correspondant. » (p.25) C’est là précisément que Reclus situe le point de rupture entre anarchistes et socialistes, il s’agit bien de renverser le pouvoir, non de le remplacer.
La question revient du coup de savoir ce qui rend ce pouvoir si facile à mettre en place. Élisée Reclus voit dans la délégation de pouvoir une certaine forme de confort, déléguer la décision, c’est se débarrasser d’avoir à la prendre. La délégation verticale du pouvoir (Dieu, les maîtres, les serviteurs) a quelque chose de reposant dans la forme même de son renoncement. On ne peut ici s’empêcher de songer à La Boétie et commencer à tracer une ligne qui nous conduit jusqu’aux théories actuelles de la désobéissance.
Mais Élisée Reclus a conscience des limites du modèle thélémique : il sait ce qu’est l’aristocratie de la pensée et de l’art, qui réserve la possibilité de l’autonomie à quelques esprits brillants sous condition de maintenir la foule dans un ordre contraint. Il répond à cette objection par un raisonnement historique : selon lui, et c’est là sans doute sa thèse principale, il fait le constat d’un « diminution du respect ». Les gestes de soumissions selon lui s’effacent peu à peu, il donne quelques exemples précis, comme la proximité soudaine dans les halls de gare entre les dominants et les dominés. Selon le principe des vases communicants, Reclus lie cette diminution du respect à une diffusion du principe d’autonomie. Cette description rapide de la transition d’une forme de verticalité à une forme d’horizontalité par l’observation des attitudes quotidiennes est plutôt convaincante, et l’idée d’une mise en cause nécessaire de la notion de respect paraît riche de promesses si elle est creusée de façon intelligente et au profit d’une forme de coexistence. Elle a quelque chose de visionnaire, comme on dit, 20 ans avant les mutineries de la première guerre mondiale ou la révolution russe.
Ceci dit, il convient au lecteur d’aujourd’hui de se méfier d’une sorte de mode téléologique à laquelle cède parfois le géographe. Dans la foi absolue en une issue nécessairement anarchiste du progrès humain, Reclus peut parfois nous paraître un peu naïf. Il faut dire à sa décharge d’abord la tendance furieuse de l’époque pour ce genre de raisonnement, de Hegel à Marx, la téléologie a le vent en poupe, et sans doute Reclus cède-t-il à sa façon à l’air du temps. Nous irions jusqu’à dire qu’il le fait même avec une certaine forme d’ironie, liée au fait qu’il s’adresse ici à une loge maçonnique. Comme le souligne la courte introduction, maçon, Reclus l’a été, mais il n’a pas vraiment suivi la progression habituelle dans les circuits de cette organisation. Or le voilà précisément invité à donner une conférence dans une loge, à être l’orateur. La situation ne manque pas de sel, et je veux penser qu’il y était sensible.
Ceci dit, honnêteté ou stratégie rhétorique, Reclus fait peu de cas des résistances que ne manqueront pas de rencontrer l’avènement de l’anarchie, notamment de la part des dominants. A moins qu’il ne soit convaincu qu’on approche à la fin du XIXe siècle d’une période un peu chaotique. Il défend en effet l’anarchie créatrice et cite les périodes de désordre (Athènes au Ve siècle, la renaissance, le siècle des Lumières) comme les plus créatives en les opposant aux longues nuits figées que sont par exemple les empires perse ou chinois. Sans doute a-t-il l’intuition à ce moment-là que le temps qui vient sera propice à un nouveau progrès. Si on fait abstraction des échelles de temps, comme il le fait lui-même, on peut lui donner en partie raison en regardant ce qu’a été le XXe siècle.
Mais surtout : Reclus ne voit pas de décision anarchiste, pas de grand soir, il est convaincu que le principe nait des solidarités spontanées, des collectifs informels tels qu’ils naissent de la nécessité. De fait, il fait une critique précise des micro-utopies qui se font « en dehors des conditions ordinaires de la vie ». L’organisation anarchique naît, par définition, de pratiques collectives non prédites, liées à la seule nécessité de l’organisation sociale.
C’est ce dernier point qui m’a donné envie de proposer une recension de ce petit texte dans Questions de classe(s). Il s’agit de chercher constamment une issue pédagogique et structurelle à l’évident caractère inégalitaire de l’enseignement public en France. Il s’agit en même temps de s’opposer à l’éclatement, voire l’écartèlement que constituent les petites expérimentations hors cadre, les écoles « différentes » selon la formule de Marie-Laure Viaud (1), expérimentations dérogatoires menées sous la houlette d’un·e maitre·sse qui sont en fait bien souvent des bulles participant à un schéma de distinction, à la construction d’une série de privilèges, au sens historique du terme. Bref il s’agit de se maintenir, comme le dit Philippe Meirieu (2) sur la « ligne de crête ». Il me semble que la pensée de Reclus nourrit la réflexion et donne des armes à celleux qui souhaitent par-dessus tout maintenir un école du commun, comme une sorte d’appel au partage horizontal de nos pratiques, telles qu’elles s’inventent dans leur nécessité même, au front des classes (3).
Élisée Reclus, Contre la morale de l’effroi, Espaces et Signes (La petite collection), 2020, 68 p., 8,50 €.
1- Marie-Laure Viaud, Des Collèges et des lycées « différents », PUF, 2005.
2- Philippe Meirieu, La Riposte, Autrement, 2018.
3- Noëlle de Smet, Au Front des classes, Couleur livres, 2009.