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Choukri Ben Ayed : Non Affelnet ne peut pas constituer une politique de mixité sociale à l’école

Le Café pédagogique a mis en ligne une très intéressante analyse du sociologue Choukri Ben Ayed concernant Affelnet et la politique de mixité sociale à l’école

“Les pays où les ségrégations scolaires sont les moins développées ne sont pas ceux qui ont sophistiqué les procédures d’affectation pour s’adapter à la hiérarchisation des offres scolaires. Ce sont au contraire ceux qui ont cherché à limiter les hiérarchisations et les clivages entre établissements”. Sociologue, Choukri Ben Ayed revient sur l’étude réalisée par Julien Grenet, Gabrielle Fack et Asma Benhenda sur Affelnet. Selon elle, ce dispositif d’affectation en 2de a fait reculer la ségrégation scolaire dans l’académie de Paris. Spécialiste des problématiques de réforme de la carte scolaire, Choukri Ben Ayed a participé au programme de recherche de la Depp et de la Halde sur l’impact de l’assouplissement de la carte scolaire. Un sujet sur lequel il prépare un nouvel ouvrage. Pour lui, Affelnet rompt des principes d’égalité entre les élèves et de concertation sociale.

Dans L’Expresso du 29 septembre dernier Julien Grenet affirme qu’Affelnet constitue « un outil efficace pour lutter contre la ségrégation scolaire » en s’appuyant sur une étude réalisée pour la Région Île-de-France. Cette affirmation nous paraît discutable. Affelnet est un mode de gestion automatisé des affectations scolaires qui repose sur les vœux hiérarchisés des familles et qui intègre depuis 2007 la politique d’assouplissement de la carte scolaire. Cette politique d’assouplissement a fait l’objet de recherches et de rapports officiels qui ont souligné unanimement son caractère très défavorable à la mixité sociale (y compris celui de Gabrielle Fack et Julien Grenet de 2012, Rapport d’évaluation de l’assouplissement de la carte scolaire). Affelnet intègre donc la politique d’assouplissement de la carte scolaire qui n’a pas été abrogée depuis l’alternance politique de 2012.

Quelle argumentation en faveur d’AFFELNET ?

Julien Grenet considère qu’Affelnet améliore la mixité sociale dans les lycées de l’académie de Paris, contrairement à celles de Versailles et Créteil, car elle prend en compte un « bonus boursier » et les résultats scolaires des élèves dans la procédure d’affectation. Soulignons que la notion de « bonus boursier » ne relève pas en propre d’Affelnet mais de l’assouplissement de la carte scolaire de 2007. Evaluer les effets de ce critère n’est donc pas si éloigné des évaluations antérieures consacrées aux effets globaux de cette politique.

Une réalité plus complexe qu’il n’y paraît

L’analyse des effets d’Affelnet sur la mixité sociale développée dans le rapport de Julien Grenet, Gabrielle Fack et Asma Benhenda (L’impact des procédures de sectorisation et d’affectation sur la mixité sociale et scolaire dans les lycées d’Île-de-France, Rapport IPP n°3 – juin 2014) repose sur la construction de deux indices statistiques : un indice de segmentation sociale et un indice de segmentation scolaire. L’indice de segmentation sociale mesure l’évolution de la mixité sociale en fonction de la composition sociale des établissements, alors que l’indice de segmentation scolaire mesure l’évolution de la mixité scolaire en fonction des performances scolaires des élèves.

Les observations réalisées par les auteurs à partir de ces deux indices sont très différentes et contradictoires. L’indice de segmentation sociale fait apparaître une évolution positive à Paris depuis la mise en œuvre d’Affelnet, ce qui n’est pas le cas pour l’indice de segmentation scolaire. Il est utile de rappeler que la segmentation scolaire avant la mise en œuvre d’Affelnet à Paris était particulièrement élevée et l’est tout autant voire davantage après son instauration. Cette constatation est très importante. Elle montre que l’introduction d’Affelnet a probablement fait évoluer la composition sociale des lycées parisiens, mais a en revanche été sans effet sur la hiérarchisation scolaire des établissements. Les trois auteurs soulignent qu’Affelnet a ainsi créé des « barres d’admission plus rigides » notamment pour les élèves non-boursiers.

L’augmentation de la mixité sociale, si elle est avérée, serait très probablement le fait d’élèves de milieux populaires, notamment boursiers, mais dont les résultats scolaires sont élevés. Affelnet ne constitue ainsi pas selon nous un instrument de « discrimination positive », mais plutôt d’opérationnalisation de la méritocratie scolaire. L’usage de la terminologie de la mixité sociale peut ainsi paraître discutable puisqu’il il s’agit dans ce cas de mixité soigneusement contrôlée et choisie, de mixité de bons élèves. N’omettons pas non plus que le ciblage des élèves boursiers pose problème. Comme le relèvent les trois auteurs, cette catégorie institutionnelle ne recouvre qu’imparfaitement le découpage des classes sociales. Ajoutons que la catégorie de boursier ne permet aucune prise en compte de la mixité socio-ethnique qui constitue bien souvent la clé de voûte des ségrégations scolaires.

Affelnet : entre illusion de neutralité et incarnation du libre choix de l’école

Affelnet qui se présente comme un outil technique avec les apparences de la neutralité, est en réalité un révélateur puissant des évolutions de l’école. L’article de Victor HILLER et Olivier TERCIEUX, publié dans la Revue Economique en mai 2014 : Choix d’école en France : une évaluation de la procédure Affelnet (auquel se réfèrent également Julien Grenet, Gabrielle Fack et Asma Benhenda) en livre un témoignage. Hiller et Tercieux indiquent que la procédure Affelnet a vocation à se substituer à la sectorisation en instaurant une procédure individuelle d’affectation basée sur les vœux des familles en lieu et place d’une affectation collective reposant sur des bases territoriales.

La conception d’Affelnet repose sur la théorie économique des choix, plus exactement sur le modèle de « l’appariement » qui cherche à faire correspondre des choix individuels à une offre d’affectation. Affelnet, couplé avec la politique d’assouplissement de la carte scolaire, officialise ainsi l’introduction de logiques de marché dans les procédures administratives de l’Education nationale. Hiller et Tercieux indiquent que la procédure adoptée par Affelnet considère les établissements scolaires comme des « objets » « consommés par les agents » (les élèves). Ils précisent également que l’algorithme sur lequel repose Affelnet ne peut être efficace que lorsque le nombre d’établissements à choisir est important, que le nombre de demandeurs est élevé et qu’ils formulent un nombre important de vœux. L’introduction des résultats scolaires améliore également l’efficacité de l’application car elle lui permet de fonctionner selon le principe du two-sided matching market (marché à deux faces : je choisis mon objet mais celui-ci peut me choisir également).

C’est précisément cette situation qui réunit tous ces critères qu’observent Julien Grenet, Gabrielle Fack et Asma Benhenda pour l’académie de Paris. Celle-ci cumule une offre d’établissements abondante et la possibilité de hiérarchiser jusqu’à 6 choix d’établissements. Ce serait probablement cette situation atypique qui aurait permis une modification sensible de la composition sociale des établissements. Notons cependant que cette situation est rare, voire quasiment unique en France. Qu’en est-il des secteurs scolaires beaucoup moins denses scolairement où les demandes ne peuvent se concentrer que sur un nombre très faible d’établissements dits « attractifs » ? La banalisation de vocables comme « attractivité », et la forte incitation à hiérarchiser les choix par les familles induite par Affelnet, consacre de plus les hiérarchies entre établissements qui sont à l’origine des logiques concurrentielles et de l’accroissement des inégalités de scolarisation.

Rappelons également qu’en cas de demandes d’affectations supérieures au nombre de places, la « sélection » des candidatures ne relève pas pour l’heure d’Affelnet mais est renvoyée à une commission de dérogation qui procède aux arbitrages. Ceux-ci s’avèrent plutôt défavorables aux élèves de milieux populaires comme l’observent Marco Oberti, Edmond Préteceille et Clément Rivière qui n’hésitent pas à partir de leur étude à évoquer le schème des discriminations (OBERTI M., PRETECEILLE E., RIVIERE C., Les effets de l’assouplissement de la carte scolaire dans la banlieue parisienne, Rapport de recherche réalisé pour le HALDE – Défenseur des Droits et la DEPP – Ministère de l’Éducation nationale, Janvier 2012).

Quand bien même les élèves de milieux populaires parviennent à accéder aux établissements les plus « attractifs », qu’en est-il des trajectoires scolaires ultérieures ? Afin de ne pas en rester à une vision économique de l’espace scolaire il convient d’intégrer dans le débat les travaux qui ont souligné les difficultés spécifiques de scolarisation des élèves de milieux populaires dans les établissements à fort niveau de sélectivité (voir notamment : Choukri Ben Ayed « À qui profite le choix de l’école ? Changements d’établissement et destins scolaires des élèves de milieux populaires », Revue française de pédagogie, n° 175, 2011).

L’occultation de la complexité d’une politique de mixité sociale

D’après tous ces éléments Affelnet marque selon nous le renoncement à un ensemble de principes constitutifs du principe d’égalité devant l’école. Ce dispositif ne peut incarner une politique de mixité sociale bien au contraire pour les raisons suivantes.

Affelnet repose sur les pratiques de choix des parents d’élèves et non plus sur la sectorisation

Affelnet repose essentiellement sur le traitement de candidatures individuelles, ce que soulignent également Julien Grenet, Gabrielle Fack et Asma Benhenda. Même lorsque les parents ne souhaitent pas éviter l’établissement de secteur, l’application leur impose la formulation d’un choix y compris de l’établissement le plus proche. Selon le paramétrage de l’application il peut être accordé à ce critère un poids important, équivalent à d’autres critères (résultats scolaires, choix d’option, etc.) ou inférieur. Dans les cas où l’appartenance au secteur d’un établissement n’est pas considérée comme prioritaire par Affelnet l’affectation n’y est plus garantie (pour la période récente l’importance de ce critère a été rehaussée). Cette crainte avait été relevée dès 2007 par Jean Pierre Obin et Christian Peyroux qui y voyaient une forme de remise en cause du droit à la scolarisation (OBIN J.P, PEYROUX C., (2007), Les Nouvelles dispositions concernant la carte scolaire, Rapport au ministre de l’Éducation nationale).

En reléguant le principe de la sectorisation au second plan Affelnet risque d’aboutir à une insécurisation de la procédure d’affectation et à une aggravation des inégalités entre les familles. Les choix parentaux constituent en effet un terreau de l’inégalité car ils ne disposent pas des mêmes ressources. Julien Grenet, Gabrielle Fack et Asma Benhenda font ainsi apparaitre que les demandes de premier vœu d’affectation dans les établissements du haut des hiérarchies scolaires est très massivement le fait de familles appartenant à des milieux sociaux aisés.

Considérer une primauté d’Affelnet en matière de politique de mixité sociale c’est légitimer ces évolutions et renoncer à explorer d’autres voies d’amélioration de la mixité sociale à l’école comme celle concernant des évolutions de la sectorisation (conception des secteurs, de leur délimitation, de leur composition sociale en lien avec l’espace urbain) ou de l’égalisation des offres de scolarisation.

Le paramétrage d’Affelnet est très variable selon les académies ce qui marque une rupture d’égalité des élèves devant l’école

Julien Grenet, Gabrielle Fack et Asma Benhenda constatent que le paramétrage d’Affelnet est variable entre les académies de Paris, Créteil et Versailles. C’est le cas également à l’échelle nationale et il convient d’en tirer toutes les conséquences. Les modifications des paramétrages d’Affelnet, de la compétence exclusive des Inspections académiques ne peuvent qu’accroître les inégalités entre les élèves et entre les territoires. Jusque là, les principes d’affectation obéissaient à des référents nationaux. Même l’assouplissement de la carte scolaire de 2007, en érigeant une liste de critères, tentait de privilégier des normes nationales. Certes nous avons pu constater avant Affelnet de fortes variations locales dans la mise en œuvre des procédures d’affectation et de dérogation, mais avec Affelnet le localisme est constitutif de l’usage même de l’application. Ceci marque une réelle rupture avec les principes d’égalité alors que cette évolution politique n’a donné lieu à aucun débat démocratique. Comment justifier que dans certains territoires la prise en compte des résultats scolaires est très importante et dans d’autres non ? Cette situation est aggravée, comme le notent Julien Grenet, Gabrielle Fack et Asma Benhenda, par le fait que certains établissements des plus prestigieux de la capitale s’affranchissent d’Affelnet en procédant à des inscriptions directes. Tout indique ainsi une perte de contrôle (voulue ou subie) et un éclatement des procédures d’affectation. Affelnet remet en cause la constitution d’espace de concertation locale concernant la mise en œuvre des procédures d’affectations scolaires

L’automatisation des affectations induite par Affelnet met à mal les concertations locales nécessaires à une action collégiale en matière d’affectation et de sectorisation. À l’échelle des collèges cela pose une difficulté particulière dans la mesure où depuis 2004, ce sont les Conseils généraux qui sont en charge de la sectorisation. Instituer parallèlement un dispositif qui en favorise massivement le contournement contribue à neutraliser l’action des Conseils généraux. Pour les lycées il est à craindre que la procédure automatisée mette à distance les Conseils régionaux qui n’ont de plus pas la compétence de définition des districts scolaires.

Affelnet est impuissant à lutter contre la concurrence du privé

Comme l’indiquent également Julien Grenet, Gabrielle Fack et Asma Benhenda, l’enseignement privé est exclu du champ d’Affelnet ce qui ajoute un nouvel élément de différenciation des affectations. De deux choses l’une : soit Affelnet est considéré comme un instrument de mixité sociale auquel cas, une évolution législative devrait y intégrer l’enseignement privé. Dans le cas contraire non seulement les élèves de milieux populaires seraient relégués dans l’enseignement public par un paramétrage d’Affelnet qui leur serait défavorable, mais de surcroît pâtiraient d’une concurrence accrue entre enseignement public et privé.

Conclusion

L’examen attentif du rapport de Julien Grenet, Gabrielle Fack et Asma Benhenda nuance les vertus positives attribuées à Affelnet. Il ne faut en effet pas confondre un raisonnement mathématique qui fait apparaître des variations et la complexité d’une politique de mixité sociale dans son ensemble. Sans nier l’enjeu d’une modernisation des procédures d’affectation, il nous paraît nécessaire de souligner que modernisation ne vaut pas nécessairement vertu. Une politique de mixité sociale doit selon nous être pensée sans disjoindre les questions d’affectation, de sectorisation et de concertations.

Il convient ainsi de bien mesurer ce qu’il y a à gagner ou à perdre d’une procédure d’affectation automatisée. On constaterait alors rapidement l’importance de l’intervention humaine pour lutter contre les ségrégations scolaires, objet éminemment social et complexe. Il apparaît nécessaire également à propos d’Affelnet de ne pas négliger les perceptions parentales notamment celles qui ont alerté très tôt les autorités académiques des « loupés » de la procédure : élèves non affectés, affectations aberrantes, sentiment d’être traités de façon inégalitaire, voire discriminatoire. L’argument du principal syndicat des chefs d’établissements (SNPDEN), selon lequel la mise en oeuvre d’une politique de mixité sociale suppose l’abandon d’Affelnet nous semble également devoir être prise en compte. Soulignons enfin que les pays où les ségrégations scolaires sont les moins développées ne sont pas ceux qui ont sophistiqué les procédures d’affectation pour s’adapter à la hiérarchisation des offres scolaires. Ce sont au contraire ceux qui ont cherché à limiter les hiérarchisations et les clivages entre établissements.

Choukri Ben Ayed

Sociologue, professeur à l’Université de Limoges

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