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Centenaire de 1918 : à l’école, le devoir de mémoire est une escroquerie mémorielle

A l’image des quatre dernières années de commémoration scolaire autour de la Première guerre mondiale, les cérémonies du 11 novembre s’annoncent patriotiques et militaires : un peu partout, les établissements, fortement sollicités par leur hiérarchie, préparent la participation des élèves au grand barnum mémoriel. Avec cette confirmation : l’hommage aux morts a sérieusement dérivé vers un hommage à la guerre et à ceux qui l’entretiennent.

Au départ : une initiative sarkozyenne, étatique et militaire

L’enseignement de cet épisode de l’histoire, intégré de longue date dans les programmes scolaires (école, collège et lycée) s’est glissé, à partir de 2014, dans une procédure d’homologation, de labellisation délivrée par la très officielle Mission du centenaire, un groupement d’intérêt public créé en 2012 à l’initiative de Sarkozy, chargé de « préparer et de mettre en œuvre le programme commémoratif du centenaire de la Première Guerre mondiale ». La composition du conseil d’administration, ouvert à six ministères (dont celui de l’Education nationale), assure cependant une large représentation au ministère de la Défense (qui en détient la présidence, confiée à un ancien parachutiste) ainsi qu’aux organisations d’anciens combattants. Un comité des mécènes, présidé par J.-C. Narcy (ancien journaliste de TF1, présentateur enthousiaste des parades militaires du 14 juillet), accueille les représentants de Dassault, Safran, MBDA missiles etc. Si la mission s’entoure de compétences scientifiques reconnues, son origine est donc étatique et sarkozyenne, sa composante largement militaire.

L’école en service commandé

Le ministère de l’EN, membre fondateur de la Mission, s’est engagé dans la commémoration à travers ses comités académiques chargés d’insuffler la bonne parole et de contrôler les initiatives. L’objectif est précisé par une note de service du 07/06/2013 : « compréhension d’une épreuve qui engagea l’ensemble de la société française, transmission de cette mémoire aux Français d’aujourd’hui, hommage rendu à ceux qui vécurent la guerre et firent le sacrifice de leur vie. » Autrement dit, un peu d’histoire, une couche de devoir de mémoire et surtout une bonne dose de patriotisme, cette dernière préoccupation ayant rapidement pris le pas sur le reste. Le ton est d’ailleurs donné dès le départ par Laurent Wirth, président de la commission pédagogique de la Mission : « Il faut amener les élèves à comprendre ce que [la guerre] a représenté pour toute une génération (…) Il ne faut pas oublier que cette guerre a concerné toutes les familles (…) Il faut aussi leur faire ressentir comment la société française a été durement marquée par cette tragédie (…) Il faut leur faire comprendre à quel point ce fut une épreuve terrible pour la nation (…) Ce qu’il faut faire ressentir aux élèves (…) » Sans oublier « l’enjeu civique » sans lequel l’Education nationale ne serait pas ce qu’elle est : « la guerre porte plusieurs messages essentiels dans la formation du citoyen : message de cohésion nationale et d’unité ; message de réconciliation et de paix après le miracle du rapprochement franco-allemand ».

Passons sur l’allusion à la réconciliation franco-allemande qui doit difficilement faire sens aux yeux d’élèves nés plus d’un demi-siècle après le traité de Rome : réduire la guerre mondiale à un conflit frontalier franco-allemand laisse mal présager de la « compréhension » que pourront en avoir les élèves. Plus problématique, cette vision réductrice de l’événement se trouve encore renforcée par ce qui apparaît au fil des mois comme l’un des marqueurs idéologiques du centenaire à l’école, avec cet objectif prioritaire et discutable de faire naître chez l’élève une émotion, un sentiment d’effroi ou de compassion, qui, espère-t-on, le dissuadera d’aller voir plus loin, de poser d’autres questions. Laurent Wirth est à cet égard très explicite lorsqu’il affirme : « l’élève devient acteur : il est obligé d’entrer dans la peau d’un soldat ou d’un protagoniste. » Et pour arriver à cette fin, tous les moyens sont bons, les activités imposées aux élèves privilégiant un nombre limité de sources – photos des combattants, monuments aux morts, inévitables uniformes – dont la valeur pédagogique et l’intérêt historique restent limités : « que représente le numéro sur le col de l’uniforme ? (…) pourquoi la liste des monuments aux morts comprend-elle 25 noms et celle de l’église 23 ? (…) pourquoi tel cratère à tel endroit du paysage ? » Laurent Wirth a beau s’enthousiasmer sur ces activités, leur intérêt historique comme pédagogique n’en reste pas moins limité, comme si les élèves, même très jeunes, étaient incapables d’aborder un tel événement sous un autre angle.

Une mémoire scolaire très sélective

Mais les bonnes questions, précisément, celles qui, en toute logique, devraient se trouver au cœur des préoccupations éducatives, brillent par leur absence. Que l’histoire sociale ait été délibérément écartée, jugée peu digne de mémoire, a déjà été relevé : les élèves ne sont rien censés savoir des rapports de domination qui s’exercent dans la société du début du 20e siècle, de la surreprésentation des ouvriers et des paysans dans les tranchées, de la soumission aux autorités, pas davantage que de l’intérêt bien compris des industriels de l’armement à prolonger la guerre. Tout un pan de l’histoire du conflit se trouve ainsi gommé de la commémoration au profit d’une prétendue « culture de guerre », très hypothétique élément de langage dont la simple énonciation devrait, à elle seule, expliquer la mort de millions de combattants : si tant de jeunes sont morts pendant la guerre, c’est qu’ils y auraient librement consenti.

De fait, c’est principalement à travers ce prisme déformant – « rendre hommage à ceux qui firent le sacrifice de leur vie » – que l’EN a conçu sa participation – et surtout celle, forcée, des élèves – au centenaire de la guerre. A travers un partenariat privilégié avec le ministère de la Défense et les associations d’anciens combattants, c’est dans une perspective résolument patriotique et militaire que les enseignants ont été sollicités et les activités des élèves construites. Dans le premier degré, le concours des Petits artistes de la mémoire, a ainsi installé l’ONACVG (Office national des anciens combattants et victimes de guerre) au rang de promoteur officiel de la commémoration en milieu scolaire. Sans nier la qualité pédagogique de certaines initiatives, notamment celles qui ont su se dégager des instructions officielles, il est incontestable que l’accent mis sur les souffrances et le « sacrifice » des combattants a largement contribué à occulter des questionnements autrement pertinents :

– sur les causes des guerres, toujours futiles en regard des résultats ;
– sur l’obligation faite à des millions d’hommes de sacrifier leur vie pour défendre des frontières qui ne sont jamais qu’un pointillé sur une carte ;
– sur l’obéissance aveugle exigée par des chefs abusivement qualifiés de « héros » ;
– sur l’identification factice et arbitraire à une nation, qui voudrait faire croire qu’on meurt « pour son pays » alors que l’on meurt en réalité à cause de son pays, ou, plus exactement, d’une certaine conception de la vie en collectivité arcboutée sur la nation comme à un dogme intangible.

En faisant de l’hommage aux combattants l’objet privilégié du centenaire, l’EN fait le choix – et l’impose à tous – d’une approche très partisane, très discutable de l’histoire du conflit selon laquelle des millions de soldats auraient volontairement offert leur vie pour la défense de leur pays. C’est le sens, notamment, des enquêtes menées dans les écoles primaires autour des monuments aux morts, monuments qui, de par leur nature, à quelques exceptions près, symbolisent et confortent le thème du sacrifice volontaire des combattants, des « morts pour la France » sans jamais prendre ses distances avec le tabou entretenu par la commémoration officielle : à savoir que les millions de morts de la guerre sont d’abord les victimes de la conscription militaire, un système dans son principe coercitif et totalitaire puisqu’il n’offre aucune possibilité de choix aux individus, aucune alternative. Ce dont témoigne, par exemple, en quelques mots simples, un soldat de 1916 cité par Frédéric Rousseau (1): « le soldat (…) ne se bat ni pour l’Alsace, ni pour ruiner l’Allemagne, ni pour la patrie. Il se bat parce qu’il ne peut faire autrement. » Un siècle après l’événement, avec la mystification du consentement à la guerre, la commémoration officielle et sa déclinaison scolaire persistent à parler à la place des morts.

Des écoliers au garde-à-vous

De façon très significative, cette conception militaire et nationale du centenaire s’est accompagnée d’une bruyante injonction touchant à la participation des élèves aux cérémonies commémoratives, qui ne cachent même plus, à travers leur appellation officielle, qu’elles sont désormais « patriotiques ». Noyés dans un cérémonial quasi religieux, au milieu de personnalités civiles, militaires et religieuses, entourés d’anciens combattants dont on ne leur dira jamais qu’ils se sont illustrés en Algérie, les enfants des écoles, condamnés à jouer le rôle qu’on leur a appris, font partie du spectacle. A travers une mise en scène officielle de l’histoire, les « leçons » du passé tournent ici au bourrage de crâne. C’est d’ailleurs bien leur objectif et ce n’est pas un hasard si, ces dernières années, les sollicitations ministérielles autour des cérémonies se sont faites toujours plus impérieuses. Depuis 2015 et la mise en accusation de l’école dans les attentats imputés, comme on n’a cessé de l’affirmer, à un déficit d’adhésion des jeunes à l’idée nationale, l’EN a dégainé un impressionnant attirail identitaire destiné à entretenir chez chaque élève « l’amour de son pays » (une expression utilisée par les deux derniers ministres en date) : culte des symboles nationaux (un couplet de Marseillaise appris par cœur chaque année, présence du drapeau dans les écoles), resserrement des programmes d’histoire sur le fait national, « mobilisation autour des valeurs de la république », renforcement de l’éducation à la défense (le dernier protocole se montre très insistant sur les commémorations) et, pour finir sa scolarité en beauté, création d’un service national obligatoire fortement militarisé. Il n’est pas indifférent de remarquer que par le miracle d’une circulaire ministérielle, la participation aux cérémonies patriotiques soit désormais assimilée au respect de la laïcité…

Incontestablement, la grande foire mémorielle en place pour le 11 novembre à laquelle l’EN, sans retenue ni scrupules, offre son concours (et les élèves en victimes expiatoires) est bien dans l’air du temps : celui d’une assignation identitaire.

« Détrousseurs de cadavres et imposteurs »

Que la paix soit ici le prétexte à tout autre chose, la confirmation en avait déjà été donnée, parmi d’autres, il y a juste quatre ans, le 11 novembre 2014, lors de l’inauguration, par Hollande, du mémorial de Notre-Dame-de-Lorette ; devant les enfants des écoles, rassemblés tout exprès pour la circonstance, le chef des armées avait donné sa définition toute personnelle de la paix : « La paix (…) ce sont nos militaires qui se battent encore au Mali, qui évitent des massacres en Centrafrique ou nos aviateurs qui en Irak luttent contre le fanatisme. » Comment, en parlant à la place des morts, légitimer l’action des dirigeants aux yeux de l’opinion : le 11 novembre, la mémoire des morts sert d’abord à justifier sa propre politique, à verrouiller le débat sur les budgets militaires inconsidérés, les interventions militaires répétées, les contrats d’armement conclus avec les pires régimes autoritaires. « Détrousseurs de cadavres et imposteurs » (Dalton Trumbo), les politiques, grands organisateurs de la mémoire collective, mettent au service de leurs calculs, de leurs ambitions et de leurs carrières les millions de morts du passé. Cette année encore, en conclusion de manifestations commémoratives qui virent à la bouffonnerie, il sera difficile de ne pas confronter les discours, les postures officielles, à une réalité plus triviale : faire prendre au sérieux par les écoliers l’injonction mémorielle à la paix dans un monde qui aura dilapidé plus de 1800 milliards de dollars en dépenses militaires pour la seule année 2018, un monde qui entretient comme à plaisir les guerres d’aujourd’hui et prépare celles de demain.

Le 11 novembre à Paris, autour de Macron, Trump et Poutine, les dirigeants des trois plus gros exportateurs mondiaux d’armement, trois fauteurs de guerre, ce n’est pas la paix qui sera célébrée mais la guerre. Confirmant que l’improbable « devoir de mémoire » est d’abord une escroquerie mémorielle.

(1) – Frédéric ROUSSEAU, La guerre censurée, Le Seuil, 2014

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