Le ministère de l’Éducation nationale lance une campagne de lutte contre les homophobies et la transphobie à l’école. Elle s’apparente plus à un coup de communication visant à acheter à peu de frais la bonne conscience des pouvoirs publics qu’à un véritable projet destiné à endiguer ces oppressions.
Le 28 janvier 2019, Jean-Michel Blanquer s’affiche aux côtés de SOS Homophobie lors d’une intervention dans le lycée professionnel Hector Guimard à Paris. C’est le lancement médiatique de la campagne qu’il lance contre les homophobies1 et la transphobie.
Un des rares mérites de cette campagne est la reconnaissance des spécificités de la biphobie et de la lesbophobie. C’est aussi et surtout la visibilité donnée aux jeunes trans et aux effets de la transphobie. Dans son communiqué, le ministère cite une étude sur la santé des mineurs LGBT : 72 % des personnes trans interrogées déclarent l’expérience scolaire mauvaise ou très mauvaise. Si cette campagne permet la prise en compte par l’institution et les professionnel-les de ces situations dramatiques, elle n’aura pas été totalement inutile. Mais cette qualité rend encore plus incompréhensible l’absence totale des jeunes intersexe, alors même que le collectif Intersexe et allié-es fournit un travail de sensibilisation essentiel.
Pour le reste, cette campagne sans vision politique, tournée vers une seule injonction morale (“ça suffit”), sans moyens financiers ou humains supplémentaires, a toutes les chances d’être sans effet, et même, dans le contexte de démantèlement de l’éducation nationale et de l’actuelle politique sociale à l’égard des minorités, contre-productive.
Nécessité
Il y a pourtant urgence à agir. En 2017, le ministère de l’Intérieur rapportait 1026 infractions homophobes ou transphobes, dont 262 agressions physiques. Cela représente une agression rapportée à la police toutes les trente-trois heures. En juin dernier, dans une étude de l’IPSOS pour la Dilcrah et la fondation Jean Jaurès, 17 % des homosexuel-les interrogé-es déclaraient avoir été victimes d’agression physique au moins une fois dans leur vie, 11 % de viol, 21 % de vols, dégradations ou destruction de biens personnels, 28 % d’insultes ou de diffamation, 20 % de diverses menaces.
En milieu scolaire, la banalité des homophobies et de la transphobie est attestée par les rapports annuels de SOS Homophobie (voir pages 90 et suivante de l’édition 2018) ou la même enquête de l’IPSOS. 26 % des personnes interrogées y rapportent avoir été victimes d’injures ou de menaces, 13 % d’atteintes aux biens ou d’agressions sur la personne.
Les homophobies et transphobie, qu’on désigne parfois par l’acronyme LGBTI-phobies, blessent et tuent. Elles contribuent à l’isolement des personnes, se croisent à d’autres facteurs d’exclusion classistes, racistes, sexistes, validistes, et entretiennent le mal-être : le surtaux de suicide chez les jeunes trans et homos est attesté et documenté.
La nécessité d’actions à l’école n’est donc pas remise en cause. C’est bien le contenu, ou plutôt le manque de contenu, de cette campagne qui est en jeu, et partant les intentions du ministère2. Dans la colonne des points positifs, on a déjà noté la prise en compte des personnes trans. « Le précédent gouvernement avait catégoriquement refusé de parler de transphobie par peur de refaire sortir dans la rue les mouvements de la Manif pour tous », explique Alexis Guitton, représentant du Collectif éducation contre les LGBTphobies en milieu scolaire, dans le média d’informations LGBTI+ Komitid (article disponible sur abonnement).
Il vante par ailleurs avec raison l’implication des allié-es que cherche à motiver la campagne, qui ne se limite pas à mentionner victimes et agresseurs : « C’est la première fois qu’on présente une campagne avec ces personnes qui pourraient témoigner en faveur des personnes discriminées. Plutôt que de présenter la victime ou l’agresseur uniquement, cela montre un côté plus positif ». Le guide d’accompagnement évoque donc les actions que peuvent mener des allié-es, sur eux ou elles-mêmes, mais aussi en cas d’agressions.
Une forme perverse d’hypocrisie politique
Mais cet intérêt sera très limité faute de moyens accordés. En effet, l’action se réduit à une affiche3 et des injonctions, faites aux élèves et aux personnels : organisez des actions ! Comment ? Aucun moyen financier ou humain n’est prévu.
Aucune formation des personnels ad hoc n’est annoncée concrètement, même si Alexis Guitton évoque la participation à venir de son collectif à des réunions sur le sujet. Soyons honnêtes : le ministre actuel fut responsable de la suppression de la formation initiale des enseignant-es il y a 10 ans, et sa politique actuelle vise le démantèlement de l’éducation nationale comme service public. Pense-t-on vraiment qu’il va financer une formation pourtant indispensable pour de telles actions ?
Comment inciter les personnels à agir lorsqu’on les prive des moyens indispensables pour faire leur travail ? Rappelons rapidement que la médecine scolaire est en déshérence dans de nombreux territoire : la Seine-Saint-Denis, par exemple, mais aussi de nombreuses zones rurales. Or, l’implication d’un service médico-social performant est indispensable pour coordonner des actions contre les LGBTI-phobies.
De la même façon, la réforme du lycée entraîne une réduction drastique des heures disciplinaires et une surcharge des effectifs en classe, les nouveaux programmes alourdissent la charge d’enseignement. Comment peut-on imaginer que ce soit un contexte idéal pour des actions supplémentaires, pris sur des temps de cours déjà réduits ?
Restent les interventions associatives. Mais d’une part, elles ont lieu sur des heures de cours et posent donc le même type de problème. D’autre part, aussi indispensables soient-elles, elles doivent être reprises, par exemple par les professeur-es principaux-le. En deux heures, on n’a le temps que de semer des graines de réflexions, charge aux professeur-es de les cultiver ensuite si on veut garantir l’efficacité de ces interventions.
De plus, les associations sont fragilisées par la politique actuelle. Certes, les interventions, par exemple celles de SOS Homophobie, sont le fait de bénévoles. Mais le bénévolat a ses limites : l’association a annoncé avoir bouclé son agenda jusqu’à la fin juin 2019 et ne peut toucher qu’une petite portion du public scolaire.
Enfin, même gérées par des bénévoles, ces actions supposent un travail salarié de coordination, de formation des adhérent-es des associations. Or la politique d’En Marche a fragilisé les associations : parfois par la baisse de subventions, mais aussi par la suppression non compensée des emplois aidés, et les conséquences prévisibles de la disparition de l’Impôt sur la fortune en matière de dons aux grandes causes.
En France, on n’a pas de pétrole, mais des idées. On a des injonctions envers tout le public scolaire et les associations, mais pas de moyens pour les actions nécessaires. Il s’agit là d’une forme particulièrement perverse d’hypocrisie politique.
Politique ou morale ?
“Certes, pourrait-on répondre, mais la campagne a au moins le mérite d’être là. Tâchons d’en tirer profit du mieux que nous pouvons, utilisons l’occasion pour faire quelque chose.”
Or, les défauts de cette campagne ne tiennent pas seulement à l’absence de moyens. C’est bien la conception même des homophobies et de la transphobie qui pose problèmes puisqu’elle est limitée aux seules relations interpersonnelles. Or, les LGBTI-phobies ne peuvent se réduite aux agressions, insultes, rejets d’individu à individu. Aussi nécessaire soit-il de les combattre, il sera vain, voire contre-productif de les prévenir ou de les réprimer sans tenir compte de ce qui les alimente.
Car homophobies et transphobie forment un système d’oppressions qui structurent la société en la hiérarchisant en fonction de l’orientation sexuelle, du genre ou de l’identité de genre. S’en tenir aux seules relations d’individu à individu, et dans le cas de cette campagne ici essentiellement d’élève à élève, c’est rester à côté du cœur du problème.
Ainsi les appels à SOS Homophobie ne se limitent-ils pas aux seuls problèmes d’individu à individu : “Quant aux jeunes trans, c’est la reconnaissance de leur identité qui pose problème (nouveau prénom, identité de genre). Il y a le cas de cette jeune fille qui voudrait savoir si son changement de genre pourrait lui poser problème lors de l’examen du baccalauréat. Malheureusement, selon la législation française actuelle, seul le sexe inscrit sur la carte d’identité a valeur officielle et le changement d’état civil est encore difficile. Les jeunes trans, lors d’un examen, en sont donc réduit·e·s à compter sur la compréhension des surveillant·e·s et des examinateurs·trices (et si possible sur une attestation de leur établissement).”
Comment ne pas voir que tant que la société dans son ensemble et l’école en particulier ne reconnaîtront pas la transidentité et le changement d’état civil4, les attitudes de rejet et les violences inter-individuelles seront encouragées ? Et que combattre ces dernières sans s’en prendre à la transphobie qui structure la société, c’est au mieux inutile ?
Ainsi l’égalité des droits entre homos et hétéros se voit-elle sans cesse remise en cause.
Il y a donc bien des homophobies et une transphobie structurelles, qui se manifestent notamment dans la politique, dans la justice, dans les médias. Quand Emmanuel Macron et son gouvernement reportent sans cesse l’ouverture de la PMA pour les lesbiennes, et donc la sécurité juridique des familles composées de deux mères, en posant comme nécessaire des “débats éthiques” et des “auditions” à n’en plus finir, il pose bien publiquement l’homoparentalité comme problème et encourage l’homophobie. Quand la police ou la justice refusent de prendre en compte la dimension homophobe ou transphobe d’une agression ou d’une insulte, elles participent à cette hiérarchisation de la société. Quand la justice exonère, en Cour de Cassation, des responsables politiques comme Chistian Vanneste (“L’homosexualité est inférieure à l’hétérosexualité'”) ou Christine Boutin (“L’homosexualité est une abomination”), elle envoie, notamment à nos élèves, un message particulier sur la dignité des gays et des lesbiennes. Quand les médias, dès qu’il s’agit de mariage ou de PMA, déroulent le tapis rouge à des cardinaux ou des représentant-es de la Manif pour tous, et refusent de faire venir lesbiennes ou gays sur les sujets qui les concernent au premier plan, ils renforcent une vision inégalitaire de la société et des débats démocratiques.
Il y a bien une gouvernance homophobe et transphobe de la société. Quand, en pleine mobilisation contre les ordonnances de la loi travail, le président de la République félicite la conférence des évêques de France pour l’accompagnement catholiques de femmes voulant avorter ou des familles homoparentales, il brade les droits des femmes et des homos pour une alliance avec les forces réactionnaires du pays contre les syndicats. Quand Alexis Corbières va expliquer au magazine Valeurs Actuelles que l’ouverture du mariage aux homos pourrait être remise en cause, il ne fait rien d’autre que brader les droits des homosexuel-les à des personnes qui rêvent de leur disparition, il les sacrifie à sa conception de la démocratie dans l’espoir d’une alliance sur les sujets qu’il estime “essentiels”, posant comme secondaires droits et dignité des homos et des trans.
Mais pensons aussi à nos luttes au sein de l’Éducation nationale. Pourquoi échapperaient-elles à des LGBTI-phobies structurelles ? Combien de fois n’entendons-nous pas que le combat contre l’homophobie, la transphobie, le sexisme, le racisme doit attendre que d’autres luttes “plus importantes” aboutissent ? Qu’il divise ?
On pourrait multiplier les exemples à l’infini. On ne combattra pas les LGBTI-phobies avec des incantations morales (l’improbable “ça suffit” de l’affiche, par exemple) mais en les affrontant dans leur dimension systémique, en tenant compte de l’articulation de ces oppressions avec le sexisme, le racisme, les inégalités de classe, ou encore le validisme.
Arrêter de se donner bonne conscience
Il faut donc prendre cette campagne pour ce qu’elle est : un coup de communication qui n’a pour seul but que de donner bonne conscience au pouvoir en place. L’historique récent confirme cette hypothèse : depuis qu’il est au pouvoir, En Marche n’a rien fait pour les droits des homos et des trans, et les a même sacrifiés dans le cadre d’un débat sur la PMA.
A la fin de l’été dernier, des agressions homophobes et transphobes particulièrement violentes et nombreuses étaient rendues publiques sur les réseaux sociaux, jusqu’à ce que les médias s’en emparent. Comme lors des débats sur l’ouverture du mariage aux couples homos, le report incessant de l’ouverture de la PMA aux femmes seules, aux couples de lesbiennes ou aux hommes trans et la complaisance de médias toujours enclins à inviter lesbophobes du clergé et de la Manif pour tous, sans jamais donner la parole aux premières concernées, tout cela libérait dans l’espace public la parole homophobe, identifiée comme un déclencheur de la hausse des agressions rapportées.
Pendant plusieurs semaines, cette longue série d’agressions médiatisées ne suscita comme seule réponse que le silence du Président de la République et des membres de son gouvernement. Le meurtre d’une femme trans, Vanesa Campos, ne fit pas réagir le ministre de l’intérieur Christophe Castaner et la secrétaire d’État aux droits des femmes Marlène Schiappa mettait une semaine pour le dénoncer.
Même les associations les plus indulgentes envers le pouvoir se sont alarmées de ce silence. Le gouvernement a alors décidé de réagir, par un coup de communication, médiatisant un rendez-vous entre plusieurs ministres et des associations pour y annoncer…. des actions déjà prévues, sans moyens supplémentaires.
Cette campagne en fait partie. La semaine de son lancement, la députée En Marche Agnès Thill, homophobe patentée, qui multiplie les provocations homophobes (comparant des enfants de lesbiennes à de la drogue) ou racistes (elle a indiqué, allez comprendre, que l’ouverture de la PMA allait encourager les musulman-es à mettre leurs enfants dans des écoles coraniques) n’était pas exclue de son groupe parlementaire. Et nous allons donner une punition à un élève de sixième car il a traité son camarade de pédé ? “Ça suffit”, en effet.
Jérôme Martin