[bonnes feuilles] Carte Postale #6
Mathieu Billière, auteur de l’ouvrage Lever la main, paru en septembre 2025 chez Libertalia, nous a donné l’autorisation de publier quelques bonnes feuilles. Nous avions déjà publié« La fabrique des lecteurs·rices » ici. Le livre de Mathieu Billière ne fait pas partie de ces ouvrages qui se délectent, avec un brin de mépris de classe, des « perles d’élèves ». S’il maintient que les élèves ne sont pas le sujet du livre puisqu’il souhaite parler de pédagogie, d’un « art » au sens professionnel du terme, on ne peut pas ne pas interpréter la pudeur avec laquelle il écrit sur elleux comme une forme d’éthique de l’écriture et de la pédagogie. L’extrait que nous publions ici « Carte postale #6 » nous semble l’illustrer.
C’est en quatrième. Le classique et rébarbatif contrôle sur les compléments du nom, quelques exercices qu’il faut faire sur table, en classe. Tout le monde connaît ça. À cette époque, tu es toujours dans la même salle, tu as ta salle, comme on dit. Tu as mis le bureau dans le coin. A… est juste devant toi, à sa table, il travaille. Soudain, il lève la tête :
« Monsieur ?
— Oui.
— Guérande, c’est une ville ?
— Oui, c’est une ville, dans l’Ouest, en Loire-Atlantique. »
A… replonge dans son contrôle, mais tu sens que quelque chose ne tourne pas rond. A… relève la tête :
« Et il y a du sel à Guérande ?
— Oui, le sel de Guérande, d’où la formule dans l’exercice.
— Ah d’accord. »
C’est reparti, tête plongée dans le contrôle. Puis : « C’est au bord de la mer ?
— Oui, c’est au bord de l’océan Atlantique.
— D’accord. »
Le contrôle. Les autres élèves ont déjà commencé à sourire, en même temps qu’ils montrent un visage intrigué, visiblement iels se demandent à quoi tout ça va aboutir.
A… de nouveau : « Donc il y a du sel dans l’océan ?
— Ben oui, d’où le sel de Guérande.
— Ah ben moi je croyais que c’était que dans la mer. »
Grand éclat de rire de la classe. Pas de toi. C’est un moment délicat : A… sent bien qu’il a commis une bévue, mais tu dois absolument éviter l’humiliation. Dans le même temps, la classe t’attend, se demande comment tu vas réagir. Dans ces moments-là, ça turbine fort dans la tête. C’est un contrôle,il faut faire vite pour que les élèves regagnent leur concentration, sans humilier A…, mais sans faire comme s’il ne s’était rien passé non plus. Tu finis par dire rapidement : « En fait, l’océan, c’est plusieurs mers. Allez A…, essaie de finir ton contrôle. » Tout le monde replonge dans son travail. À la réflexion, ce qui se joue là c’est un certain rapport à ce qu’on appelle la perle. Bien sûr l’erreur peut donner lieu à des éclats de rire, elle fonctionne comme une histoire drôle. Mais ça ne te suffit pas. Elle est le signe de plusieurs choses. D’une part, l’ignorance de cet élève, liée sans doute à des conditions sociales qui font que, contrairement à toi enfant, il ne part que très peu en vacances, n’a jamais vu de marais salant. Tu pourrais le déplorer, tu ne le fais pas. Chacun de nous deux a son expérience du monde, tu ne t’es jamais vraiment posé la question de ce qu’était Guérande dans le sel de Guérande. Mais tu en ris parce que son expérience du monde, celle où l’on ne sait pas ce qu’est Guérande, à la fois parce qu’il n’a que 13 ans et parce qu’il n’est jamais parti au bord de l’océan Atlantique, est regardée comme une absence. Tu représentes l’expérience légitimée socialement, lui non. Il devient facile, voire confortable, dans ces conditions, de l’humilier, sauf que si tu le fais, du haut de ton considérable mépris, tu lui fermes la porte à tout autre monde que le sien, ça relève d’une forme de faute professionnelle. Donner à ton élève les clés de son émancipation, c’est aussi lui donner les clés du monde légitime, de celui qui a le pouvoir.
D’autre part, sa réaction est intéressante : dans le cadre d’un contrôle de grammaire et d’exercices de simple exécution, assez mécanique en somme, lui s’interroge sur le sens des expressions que tu lui proposes. Il détourne l’exercice au profit de la compréhension du monde et revient à la première de toutes les fonctions du langage : dire les choses. Sa question est en fait bien plus pertinente qu’elle ne le paraissait au départ, sorte de Candide au pays de la scolarité, A… t’a révélé un impensé de ta pratique, il ne sait pas faire de la grammaire sans passer par le sens. À partir de cette petite anecdote, que tu racontes encore pour faire rire dans les salons, il a l’air de rien déclenché une longue réflexion sur ta pratique en matière d’enseignement de la langue. Tu ne fais plus de grammaire détachée, en cela tu désobéis aux ordres. Toujours, tu reviens aux textes pour montrer ce que peut révéler une analyse grammaticale.
Extrait de Lever la main, Mathieu Billière, Libertalia, 2025
Le livre est disponible sur la librairie de Questions de classe(s) ou à commander dans votre librairie de quartier.
