L’homme souffrant ira toujours, soulignait François Tosquelles « à la recherche d’un lieu où il puisse parler, voire dissimuler sa souffrance psychique. Et ces lieux seront toujours – hors de soi et à l’intérieur de soi – des lieux institutionnalisés, c’est-à-dire des lieux plus ou moins rituels de rencontre et de parole entretenus avec les autres ». Les personnes malades mentales se trouvent particulièrement démunies lorsque la société n’offre plus de lieu assurant une véritable hospitalité. Winnicott était sensible à cette question de l’accueil de la folie. Offrir un lieu qui puisse recevoir l’angoisse et le délire sans chercher à le médicaliser à tout prix est nécessaire, disait-il. Maud Mannoni en son temps en a tirer un enseignement à l’école expérimentale de Bonneuil sur Marne du côté des enfants et des adolescents, loin du simple laissé faire libertaire ou antipsychiatrique. Ce fût aussi le cas de Solstices en Lozère en référence à la psychothérapie institutionnelle, dans une institution autogérée ou l’on a accompagné au long cours des enfants et des adolescents psychotiques et autistes sans médicaments et sans techniques comportementales. Néanmoins pour que cet accompagnement thérapeutique puisse se révéler opérant encore faut-il que les soignants, insiste Maud Mannoni se laissent interpellés par le drame qui se joue souvent à leur insu, qu’ils acceptent de mettre leur désir en question dans leur rapport à l’autre. Comment pourrait-il en être ainsi lorsque la relation à la personne en souffrance psychique n’est plus pensée que sous les espèces d’une orthopédie sociale et adaptative, lorsqu’elle est assimilée à une prestation de service ou à une assistance purement médicale ou technique. Un constat est à faire aujourd’hui dans ce temps où la médicalisation a pris le pas sur l’accompagnement thérapeutique ; nous assistons au désaveu de la fonction de création de la parole et du langage au profit d’une techno-science qui a pour effet d’engendrer une désubjectivation des actes des professionnels. Les praticiens du travail social ne connaîtront bientôt plus que des procédures et des protocoles médicaux et techniques pour soutenir leur acte singulier. La psychiatrie est revenue dans le giron de la neurologie. Faute du support de la psychanalyse pour penser la relation thérapeutique dans ses ressorts psychiques inconscients, la psychiatrie s’est détournée de toute pratique de parole à même de la soutenir et de l’orienter. L’abandon par la psychiatrie de façon générale de sa dimension d’écoute et d’accueil humanisant de la folie pour se focaliser sur la réduction des symptômes et la contention des manifestations aiguës au prix d’un retour à l’enfermement est largement consommée.
Jean Oury parle de façon négative d’un triomphe de l’antipsychiatrie mais n’est-ce pas plutôt en effet un désaveu manifeste de la parole. La souffrance reste muette du fait de la surdité à l’égard de la subjectivité de ceux qui se trouvent en grande fragilité psychique. La transformation des malades mentaux « en handicapés » dans une optique de gestion de la santé mentale y est pour beaucoup. Le discours sur le handicap qui a relayé celui de l’antipsychiatrie dans son combat contre l’exclusion ne pense plus en terme de sujet, de soin, encore moins d’écoute, d’attention à la souffrance psychique mais en terme de déficit, de compensation, de développement et de technologie d’amélioration des compétences. Le transfert au sens Freudien, rappelle Danielle Roulot est rejeté dans les poubelles de l’histoire. La notion de transfert en effet est devenue obsolète. Tout est fait maintenant pour barrer toute ébauche de transfert, et pire encore, empêcher tout « avec » dit-elle. « A moins que l’on ne compte comme « avec » le face à face avec les murs de la cellule d’isolement. Certains patients restent traumatisés par un tel « accueil » et en parlent encore vingt ans après ». Il y a, expliquait le psychiatre et psychanalyste Gaetano Benedetti une résistance institutionnelle énorme, qui a toujours existé mais qui, aujourd’hui, utilise l’objectivité de la neurobiologie pour cacher derrière celle-ci sa défense psychodynamique contre une relation approfondie avec le patient psychotique.
L’expérience de la narrativité
C’est dans les tâches et dans les plus petits détails de la vie quotidienne que réside l’efficacité des interventions des professionnels à condition d’être attentif à ce qui s’y passe car c’est là que se manifeste, parfois de façon énigmatique la souffrance psychique. C’est dans ce cadre que l’on peut agir pour aider les personnes à trouver les solutions subjectives en réponse à leurs symptômes. Cette démarche relève toujours d’un art de dire et d’un art de faire sans être réductible à un savoir ou à une technique. Néanmoins la perception de cette souffrance psychique doit être relayée en permanence par un questionnement, un travail de pensée en commun qui a pour but de contenir et d’élaborer les affects. Le but dans les réunions n’est pas d’évaluer ou de mesurer l’adéquation d’une action avec un objectif défini, mais de faire le récit, de traduire ce qui a été vécu au niveau de l’expérience de chacun, en cherchant à en restituer le sens. Seule cette démarche peut permettre de modifier en profondeur notre écoute, de reconnaître nos attitudes défensives et de nous en servir comme des moyens de compréhension et des ressources pour agir. Il s’agit bien de faire en sorte que chacun dans la mesure ou il est impliqué et non plus extérieur à son acte devienne l’interprète de son expérience.
Dans ce travail au quotidien c’est l’expérience de la narrativité qui est le moyen le plus efficace pour nous assurer que nos actes ne nous isolent pas mais au contraire nous rapprochent du coeur même de notre pratique, la relation avec autrui. Aujourd’hui ce qui fait le plus défaut, c’est sans doute l’existence « d’espace du dire » dans les structures de soin et d’accompagnement car il faut pour cela comme le souligne Jean Oury, qu’il existe une ambiance de liberté à l’opposé de toute hiérarchie, afin que chacun ait la possibilité de s’exprimer, d’exprimer ce qui se passe non pas simplement sous forme d’informations mais dans un exercice quotidien de narrativité. « C’est par le narratif qu’on peut accéder à des analyses interprétatives du « contre-transfert individuel et institutionnel ». Lorsque des praticiens différents s’écoutent, réfléchissent ensemble, proposent de nouvelles hypothèses à la compréhension de la personne un travail au niveau du symbolique se réalise qui a des effets sur le réel de la souffrance psychique. Tout se passe comme si la création d’un espace pour parler et pour penser modifiait la dynamique relationnelle qui s’accompagne parfois d’une certaine opacité subjective. A l’intérieur de ce travail relationnel dans lequel il y a du « transfert », la réalité psychique ne saurait être localisé ni du côté de la personne en difficulté ni du côté du praticien mais dans l’entre deux. Elle se manifeste dans cette zone intermédiaire au sens de Winnicott. De ce fait lorsque nous faisons référence à une pratique dont le vecteur est la relation humaine et le mode d’intelligibilité l’expérience subjective du « transfert » alors nous nous inscrivons en opposition avec le postulat d’une rationalité technique aujourd’hui dominante qui installe le praticien dans une certaine neutralité, neutralité de l’expertise qui l’exclu de l’espace psychique de la personne qu’il accompagne. Une telle démarche désubjective la relation à l’autre et refoule la dimension du sens qui soutient l’acte du praticien et dans le même temps enferme la personne ou l’isole dans une catégorie à part, aujourd’hui celle « d’handicapé ». C’est la science cognitive et comportementale qui vient occuper présentement cette position d’expertise, comme ce fût le cas il n’y a pas si longtemps avec la psychanalyse dont Maud Mannoni dénonçait un certain usage normatif et aliénant. Roland Gori rappelle que les professionnels se trouvent devant l’obligation de devoir transformer leurs pratiques et leurs savoirs en expurgeant le narratif au profit d’un système normatif et technicien. Peut-être la psychanalyse est-elle, pense-t-il avec raison « une des dernières grandes formes de ce « savoir narratif », de cet art de raconter des histoires, de transmettre par cette voie l’expérience ».
Romuald Avet
_ Danièle Roulot « l’avec schizophrénique » éditeur Hermann 2014
_ Romuald Avet, préface de Roland Gori « Pourquoi défendre la clinique aujourd’hui dans le travail médico social » Editeur Champ Social 2010
Image de Jean Oury
Accompagner et non invalider – Le désaveu de la parole
Bonjour,
je souhaiterai vous poser une question, à propos du début de votre article dans lequel vous faites referençe a Winnicott.
Il est plutôt célèbre pour ses théories sur l’attachement (Mais moins que Bowlby) Et l’idée de l’objet transitionnel (doudou) Et du “holding”, de la mère suffisamment bonne c’est de lui aussi.
En revanche Bruno Bettelheim “un lieu où renaître”. Expérience de l’école d’orthogénie de Chicago, sur 30 ans, il développe une thérapie fondée sur la nécessité d’un environnement très rassurant affectivement et matériellement comme préalable à toute démarche thérapeutique. Les symptômes développés par les patients sont ce qu’ils ont trouvé de mieux pour se sortir de leurs angoisses. (Comme Neil et ses libres enfants de Summerhill
pourquoi ne pas le citer alors ?
merci de votre retour. Je participe un peu à l’écriture du manifeste du travail social dans lequel ce passage est cité, j’aimerai votre éclairage.
avec mes remerciements,