Ce texte a été rédigé au cours de la semaine précédant le premier tour des législatives dans l’intention de ne le publier qu’après les élections de manière à ne pas froisser si peu que ce soit tant de mes amis qui ont placé leurs espoirs dans le processus d’union de la gauche.
En effet, si à la présidentielle j’ai voté Mélenchon “la mort dans l’âme”, je n’irai pas voter aux législatives. Il y a plusieurs raisons à cette attitude qui peuvent se résumer en une phrase : la fonction essentielle du système électoral en vigueur n’est autre que la perpétuation d’un fonctionnement social fondé sur l’inégalité que théorise l’idéologie du mérite, donc de la compétition, légitimant ainsi un système où la marchandise s’articule au spectaculaire, où la marchandise est spectacle et le spectacle marchandise, pour produire un consumérisme effréné et addictif.
Le néo-libéralisme a perfectionné jusqu’au raffinement la capacité du capitalisme d’antan à intégrer à son profit tout acte de contestation, aussi radical fût-il, pour le convertir en rouage de son propre fonctionnement. Ainsi en fut-il du syndicalisme révolutionnaire de la fin du 19e et du début du 20e siècle dont la Charte d’Amiens exprime la contradiction fondamentale en ces termes :
Dans l’œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc. Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’œuvre du syndicalisme : d’une part il prépare l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste, et d’autre part, il préconise comme moyen d’action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le groupe de production et de répartition, base de réorganisation sociale.
D’une part donc les “améliorations immédiates” et d’autre part l’émancipation intégrale qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste. On sait ce qu’il en a été, des améliorations immédiates ont été concédées, ce qui n’est évidemment pas à dédaigner, mais au prix du renoncement à l’émancipation intégrale et à celui de l’intégration du syndicalisme ouvrier au fonctionnement capitaliste en tant que “partenaire social”. Dés 1920 le militant syndicaliste révolutionnaire et ami d’Albert Camus Pierre Monatte pouvait assurer que le syndicalisme était devenu un rouage du capitalisme en tant qu’il contribue à évacuer toute perspective de rupture au profit des améliorations immédiates lesquelles ont contribué au développement de la société de consommation que nous connaissons aujourd’hui et dont nous voyons bien qu’elle fonctionne à l’inégalité et nous conduit à la catastrophe écologique.
Le système électoral quant à lui fonctionne, comme le syndicalisme intégré, à l’amélioration des conditions de vie immédiate comme on le voit à l’évidence dans les programmes et les déclarations de campagne des politiciens même les plus “extrémistes” reléguant à jamais toute velléité de rupture avec le monde néo-libéral. Relégation obtenue par le déploiement d’une idéologie, d’une culture hégémonique, comme on dit maintenant depuis que le populisme de Podemos, puisé chez Mouffe et Laclau, exhiba Gramsci, en une tentative de donner au mouvement des “Indignados” une sortie “politique”, conduisant à la prise du pouvoir d’État. Peut-être pourrait-on dire, si ce n’était faire affront à la sagesse, que cette culture s’est constituée en une philosophie du bonheur dont la figure essentielle est celle de la consommation et de la marchandisation, où l’acte d’acheter s’impose comme jouissance laquelle se poursuit et se conclut par l’ingurgitation et l’exhibition de toute marchandise “offerte”. Ni eudémonisme, ni hédonisme ni épicurisme, la fébrilité consommatrice relève plutôt du réflexe pavlovien, de la réponse irréfléchie à chaque sollicitation de la marchandise spectacularisée. Loin de conduire à cette “ataraxie” chère à nos vieux Grecs, à cette paix de l’âme, à ce “souverain bien”, la fébrilité marchande se perpétue en créant sans cesse de nouveaux désirs dont la satisfaction est stimulée par le spectacle marchand.
Cette culture du bonheur comme désirs à satisfaire dans l’immédiateté se raffermit des incessantes préconisations produites par les “appareils idéologique d’État” que sont essentiellement les médias de masse et l’institution éducative, autour des thèmes du travail et du devoir.
Le travail, désignation générique de toute activité aussi répugnante ou épanouissante soit-elle permettant la satisfaction de désirs offerts. Le devoir qui, pour ce qui nous importe ici, est celui du citoyen qui se satisfait du geste de déposer un bulletin dans l’urne de temps à autre pour revenir, le “devoir” accompli, à la satisfaction de petits ou grands désirs laissant ainsi le champ libre aux représentants désignés (les fondés de pouvoir comme dit Bruno Latour) pour qu’ils gèrent la Cité hors de tout véritable contrôle.
En somme, se trouve ainsi évacuée toute velléité de “rupture” pour les constituants d’une vaste classe moyenne dont les contours demeurent certes flous (pas trop riches mais pas trop pauvres) mais qui, au-delà des inégalités de revenus, ont en commun d’avoir peu ou prou bénéficié des “ améliorations immédiates” accordées de plus ou moins bonne grâce par les partenaires sociaux et dont la subjectivité s’est modelée par l’idéologie marchande jusqu’à ne concevoir la “vie bonne” qu’en tant qu’activité marchande, qu’acquisition et accumulation de marchandises, subjectivité excluant en conséquence toute “aventure” redistributrice susceptible de perturber si peu que ce soit cette sorte de béatitude digestive, de mettre en péril ces quelques biens acquis par des années de labeur.
De sorte que si d’aventure parvenait au pouvoir cette gauche unie qui pour tenir son éternelle promesse de “changer la vie”, devrait affronter, comme le décrit entre autres F. Lordon (dont je ne partage nullement par ailleurs le “verticalisme” historiquement liberticide) la redoutable puissance internationale économique et financière de la minorité dominante, ce “mur de l’argent” comme l’on disait naguère, n’est-on pas dans le cas de se demander de quelle arme disposerait ce gouvernement pour abattre le mur faute de quoi le “changer la vie” demeure un vœu pieux?
Ne sait-on pas à suffisance, comme nous l’enseignent les mouvements sociaux de 1936 et 1968, que la seule force en mesure de faire plier “la finance” comme disait l’autre, est celle des salariés de toutes sortes intervenant sans intermédiaires qu’ils soient politiques ou syndicaux et s’auto-organisant pour “changer la vie”, changer leur vie ? Ce qui suppose, non pas, comme le proclament les militants du “populisme de gauche” on ne sait quelle hégémonie culturelle ou “conscience de classe” mais un besoin soudain et unanimement éprouvé de vivre autrement sans délais, ici et maintenant. Car contrairement à ce que pensaient et pensent encore les militants se posant comme “intellectuels organiques”, ce besoin aigu de vie autre surgit du mouvement lui-même sans que l’on ne sache jamais avec certitude de quelle antériorité il est la conséquence et que l’on ne sache pas plus comment ce besoin s’exprime soudain comme nécessité irrépressible.
En revanche on n’est pas sans savoir que la “pédagogie verticaliste” professée par des “intellectuels organiques” et sachant ce qui est à savoir en termes de “rupture” à l’intention du “peuple” a largement fait preuve de son inanité. On n’inculque pas la conscience fût-elle de classe par des discours aussi fervents soient-ils tombant de quelque hauteur que ce soit. Et si ne se dissipe jamais le mystère de la genèse du mouvement il n’en reste pas moins que celui-ci produit “de la conscience” en révolutionnant radicalement le vécu du sujet engagé dans cette nouvelle vie qui préfigure ce que pourrait être une autre vie.
Cependant, objecte-t-on, pourquoi serait-il incompatible de participer au spectacle électoral porteur potentiellement de quelques “améliorations immédiates” et de travailler par ailleurs à un projet de rupture ? Eh bien précisément parce qu’il s’agit d’un spectacle constitué aujourd’hui plus que jamais de toutes les caractéristiques du spectacle avec ses acteurs en costume selon le rôle qui leur est assigné, avec sa mise scène, ses coups de théâtre, ses rebondissements, tout cela sur fond de compétition de sorte que le spectacle tourne au “match” comme ne se privent pas de le dire acteurs et commentateurs. Participer à cela revient de fait à cautionner une démarche sociale-démocrate traditionnelle privilégiant les améliorations immédiates mais évacuant du même mouvement toute intention de rupture (à propos de social-démocratie on lira avec profit l’excellente étude de Fabien Escalona et Romaric Godin).
Ce que confirment d’ailleurs ces centaines d’économistes parmi les plus prestigieux publiant un texte dans lequel ils affirment doctement que les relations sociales dans l’entreprise doivent être considérablement démocratisées en omettant de se demander qui doit être l’agent de cette démocratisation. Doit-on compter pour cela sur les entrepreneurs, les financiers, les investisseurs, bref les patrons ou les “partenaires sociaux” ?
S’abstenir alors, quelles qu’en soient les motivations, c’est dénoncer le spectacle et délégitimer un système électoral qui n’a d’autre objet que de perpétuer un fonctionnement social oppressif. S’abstenir c’est prendre au sérieux la misère du monde et refuser sa scénification indigne : ces “responsables” et candidats à le demeurer, alignés comme des quilles derrière leur pupitre connecté, obéissant sous la férule numérique à une “maîtresse” (pardon aux enseignants) acariâtre, récitant tour à tour leur leçon, subissant sans broncher les réprimandes et pour finir évalués numériquement (qui a gagné le match ?), comment, comment ces femmes et ces hommes peuvent-ils accepter d’être humiliés ainsi au nom de la bonne tenue du débat “démocratique” ? Comment alors des femmes et des hommes de bon sens, de simple bon sens ne déserteraient-ils pas cette tragi-comédie ?
Pourtant la question revient inlassablement dans la bouche des “fondés de pouvoir” comme dans celle de ces autres “fondés de pouvoir “ que sont aussi les causeurs dans le poste et autres éditorialistes : mais comment donc amener les abstentionniste, les jeunes particulièrement à accomplir leur devoir de citoyen ? Car on ne leur en demande pas plus. Ce qui, cette insistance, présuppose une forme de démocratie quantitative dont un taux de participation élevé constituerait la légitimation au détriment de la qualité de l’implication des citoyen(ne)s dans la vie de la cité, d’une démocratie émancipatrice.
Quand des femmes et des hommes, souvent jeunes, en effet, refusent ce pâle devoir de citoyen pour mieux s’impliquer dans la cité en créant de multiples lieux d’une autre vie qui privilégie l’entraide, la solidarité et la sobriété plutôt que la consommation névrotique et la compétition exacerbée, ils accomplissent leur devoir civique mieux qu’ils ne le feraient en glissant un bulletin dans l’urne avant de replonger dans la fébrilité consommatrice en attendant les prochaines élections.
En somme consentir au vote, à ce vote-là c’est légitimer l’inégalité sociale et la gabegie spectaculairement consumériste qui nous conduisent à l’abîme. De sorte que l’abstention apparaît comme la seule attitude cohérente pour qui prétend rompre (comme disait Mitterrand en juin 1971 et comme dit encore mezzo voce son admirateur Mélenchon) avec un fonctionnement social inique et mortifère et ceci quelle que soit la raison de cette abstention car il est en soi, ce geste-non geste la contestation radicale de la supercherie électorale.
Il n’est que d’entendre aujourd’hui les lamentations des uns et des autres, soumis et insoumis déplorant le fait que plus de la moitié des électeurs potentiels ne participent pas à la farce électorale pour percevoir la peur qui saisit les “fondés de pouvoir” de toutes sortes à la pensée que ce pouvoir, justement, pourrait leur échapper.
En outre, s’abstenir c’est agir, c’est condamner en acte l’attitude idéaliste selon laquelle, par la magie verbeuse de quelques tribuns parvenus au sommet de l’État, la manne serait distribuée équitablement et le bonheur répandu alors que la conquête de ce pouvoir-là s’est réalisée, n’a été possible que par la participation à la société consumériste et spectaculaire, attitude qui par les temps que nous vivons se résume plus que jamais à faire saliver le chaland (a-t-on suffisamment remarqué que l’on ne parle plus de citoyen(ne)s mais de consommateurs?) par des offres toujours plus alléchantes mais se situant toujours dans le cadre du funeste consumérisme.
N’est-il pas désolant et significatif d’avoir à dire que la campagne électorale menée par cette gauche qui se dit de rupture, quoique du bout des lèvres il est vrai, l’a été essentiellement sur le thème de la consommation (SMIC, retraite…) sans jamais en appeler sinon comme par inadvertance, à l’incontournable sobriété qui devra être observée si l’on veut éviter le drame écologique qui guette. Bien sûr qu’il est urgent, nécessaire, indispensable d’augmenter les revenus des plus pauvres et de leur permettre une retraite bien méritée comme on dit, c’est le moins que l’on puisse attendre de la gauche mais cela n’a rien à voir avec une quelconque “rupture avec le capitalisme” et tout à voir avec la perpétuation de ce néo-libéralisme qui en a vu d’autres en termes de contestation et de capacité d’intégration en son sein de toute velléité contestataire.
Une gauche de rupture effective serait celle qui prônerait une “meilleure répartition des richesses” mais qui prendrait le risque d’affronter, au pic et à la pelle, le mur de l’argent. Ce serait celle qui énoncerait simultanément la nécessité d’en venir enfin à une attitude sociale de sobriété concrétisée par la “décroissance” des plus riches pour permettre la croissance des plus pauvres.
A défaut de quoi nous demeurons dans le cadre d’une pâle social-démocratie qui au moindre coup de vent rejoindra, comme en 1983, le port d’attache du libéralisme pour attendre les prochaines élections. A moins que ne se déchaînent les éléments qui en finiront avec les tergiversations entre “améliorations immédiates” et “émancipation intégrale” de la Charte d’Amiens, entre consumérisme mortifère et sobriété raisonnée. A moins, donc, que le déchaînement des éléments dont nous avons déjà un avant-goût ne conduise l’humanité à cette Raison que la raison jusqu’ici ignore.
Lundi matin : tandis que les supporters analysent le “match” et comptent les points, que la NUPES commence à s’effilocher (déjà !) le fascisme (car il faut appeler les choses par leur nom : nationalisme/patriotisme + culte du chef + racisme + “popularisme”+ désignation d’un bouc émissaire = fascisme), le fascisme, donc, frappe à la porte du pouvoir. La gauche ne devrait-elle pas, alors, s’interroger sur la pertinence de la stratégie (ou tactique ?) mise en œuvre depuis quelques années consistant à se saisir des symboles du nationalisme, drapeaux tricolores, Marseillaise, patrie, cette patrie-là, spectacularisation, histoire de s’attirer les sympathies du “peuple” ? Peut-être…