Un livre dont on parle beaucoup – il le mérite -, un livre qui donne à réfléchir – il serait dommage de se contenter d’en lire un résumé. Il poursuit la réflexion sur le « pourquoi » des génocides en le transformant en « comment est-ce possible ? », s’inscrivant dans la lignée d’un débat très riche ces dernières années (on pense notamment à Jacques Sémelin et son « Purifier et détruire »).
Pour nous qui sommes à la fois engagés dans les combats pour l’égalité et dans nos tâches professionnelles éducatives, il apporte des éléments intéressants sur plusieurs plans : d’abord, malgré des oublis (bombardements classiques ou nucléaires de la Seconde guerre mondiale), il élargit nos connaissances (eh oui, il y a des massacres de masse dont on a peu entendu parler : les Indiens guatémaltèques des années 80, ou les Allemands de l’Europe de l’Est qui sont passé d’un jour à l’autre du statut de « race des seigneurs » à celui de victimes : être un salaud ou un indifférent ne protège en rien…) ou les approfondit (des pages précises sur les Khmers rouges) ; il pose surtout le problème des circonstances et des éléments explicatifs. C’est là que c’est un livre intéressant : alors que les spécialistes défendent chacun leur pré arré (explication psychologique contre explication sociologique, focalisation sur un cas sans référence à des situations comparables), de Swan essaie de donner des grilles de compréhension à plusieurs niveaux : manque total d’empathie (impossibilité de mentaliser, un blocage des premiers temps de la vie), mentalités d’un lieu et d’un moment, situation enclenchante (par exemple acharnement de haine parce qu’au fond on sait qu’on va perdre : Rwanda, Allemagne nazie). Les massacres se pensent au pluriel : pluriel des situations mais surtout pluriel des explications ou des tentatives ; si l’on veut, reprenant le mot célèbre, « après Auschwitz, enseigner Auschwitz » , il faut se saisir des différents schèmes explicatifs, en sachant – et en disant- que ce sont des chemins vers la compréhension, et non pas de rassurantes fin d’énigmes. Pour soi, pour la cécité si fréquente des milieux militants, face et avec les élèves, ce livre donne des outils ou plutôt peut permettre de s’en fabriquer.
On trouvera dans l’ouvrage d’autres moments intéressants, peut-être moins novateurs (mais pourquoi refuser de voir nos choix confirmés ?) : le compartimentage entre « eux » et « nous » est mortifère, plein de menaces ; notre lutte pour les droits des étrangers en devient à proprement parler vitale. C’est bien l’État et ses organes spécialisés qui déclenche, organise les massacres avec une efficacité terrible – ou qui laisse s’opérer dans d’autres cas des « méga-pogromes ». Ainsi, la vision des tueries du Rwanda que Jean Hatzfeld nous a donné avec tant de talent et de vérité sera un peu corrigée par la prise en compte de cet étage « supérieur » des décideurs et des professionnels de la violence. JPF
Abram de Swan, Diviser pour tuer : Les régimes génocidaires et leurs hommes de main, Le Seuil, 2016, 355 p., 22 €.