De droite comme de gauche, résolument réactionnaire : “l’école réac-publicaine”
Billet publié sur le site Mediapart – Histoire, école et Cie
« Quand, au milieu des années 1980, sur les ruines des idéaux émancipateurs, émerge un pôle « national-républicain » appelant à la « restauration » des valeurs de la République, l’incontournable « crise de l’école » est devenue l’otage d’une offensive intellectuelle et médiatique visant à faire voler en éclats le clivage gauche/droite à travers le procès de la modernité, de la démocratisation scolaire et de la « pensée 68 ». »
Une école sélective, au service d’un ordre politique et social
Dans son dernier livre (1), au point de rencontre de l’histoire, de la sociologie et de la pédagogie, Grégory Chambat revisite la question scolaire telle qu’elle est posée depuis le 19e siècle jusqu’à nos jours, à travers les brutales polémiques, les violentes attaques dont l’école fait l’objet, pratiquement dans des termes inchangés d’une génération à l’autre. Polémiques et attaques, qui, de façon très symptomatique, trouvent à s’exprimer par l’intermédiaire d’une nébuleuse hétéroclite, rassemblée autour du concept – abusif – de république et de la nostalgie d’un prétendu âge d’or scolaire. C’est cette mouvance, se réclamant selon les cas de l’extrême-gauche ou de l’extrême-droite, que l’auteur, lui-même enseignant, qualifie de « réac-publicaine ». Ces dernières années, elle est plus bruyante que jamais.
Un regard sur l’histoire du système éducatif offre l’avantage de montrer à quel point l’école, hier comme aujourd’hui, est d’abord « un champ de bataille idéologique et sociale ». Loin de la vision idyllique souvent attachée à l’œuvre de la Troisième République dans ce domaine, il faut rappeler que ce régime, loin de vouloir transformer l’école, est bien davantage soucieux de la contrôler, de la surveiller. Encore terrorisés par le souvenir de la Commune de Paris (1871), les dirigeants républicains vont s’employer, en différenciant soigneusement un enseignement primaire pour les enfants des milieux modestes et secondaire, payant, réservé aux enfants de la bourgeoisie, à bâtir un dispositif structurellement inégalitaire, de classe. Jules Ferry, l’icône républicaine, ne disait pas autre chose en affirmant : « (…) il est à craindre que d’autres écoles se constituent, ouvertes aux fils d’ouvriers et de paysans, où l’on enseignera des principes (…) inspirés peut-être d’un idéal socialiste ou communiste emprunté à des temps plus récents, par exemple à cette époque violente et sinistre comprise entre le 18 mars et le 28 mai 1871 » (1879). Parce qu’ils font le choix d’une école centrée sur l’apprentissage de l’obéissance à un ordre social et politique, sur la séparation des sexes, héritage de la « pédagogie noire », les responsables républicains ne sont guère disposés à accepter des initiatives comme celles de Paul Robin qui cherche à mettre en œuvre, dans son orphelinat de Cempuis, une pédagogie réellement alternative. Après une violente campagne menée par l’extrême-droite, Paul Robin sera finalement révoqué (1894) par sa hiérarchie pour « propagande internationaliste ». Déjà, dès cette époque, la république n’a pas à forcer sa nature pour reprendre à son compte les représentations les plus brutalement inégalitaires.
Ces crispations autour de l’école, les rapprochements idéologiques entre droite et gauche, entre extrême-droite et extrême-gauche, se retrouvent aujourd’hui dans des termes très voisins autour de la question du collège, qui cristallise les passions et autorise les fantasmes les plus extravagants. La charnière entre un enseignement secondaire réservé à un petit nombre, payant jusqu’en 1932 ( Grégory Chambat rappelle que dans les années 1930, « les enfants d’ouvriers représentent 2,7 % des effectifs en sixième et ceux des cultivateurs 1,7 % ») et sa généralisation à tous se situe immédiatement après la Seconde guerre mondiale, avec le plan Langevin-Wallon dont l’idée directrice consiste à « offrir à tous d’égales possibilités de développement, ouvrir à tous l’accès de la culture, (…) démocratiser moins par une sélection qui éloigne du peuple les plus doués que par une élévation continue du niveau culturel de l’ensemble de la nation » (Henri Wallon, 1946). Or, en dépit de la création des collèges d’enseignement secondaire (CES) en 1963, complétés par la loi Haby (1975), « ce plan – écrit Grégory Chambat – dont l’ambition démocratique et pédagogique ne fut jamais véritablement concrétisée dans les faits, est considéré par la réaction comme la matrice originelle de soixante-dix ans de réformes « décadentes » et reste la cible privilégiée des attaques de l’extrême-droite et de la nébuleuse réac-publicaine. »
Chevènement et ses héritiers
Une nébuleuse qui, à partir des années 1980 et avec l’arrivée de Chevènement au ministère de l’EN s’élargit à une large partie de la gauche convertie à la nostalgie d’un ordre scolaire et social ancien. Et l’auteur ne manque pas de noter l’importance du « chevènementisme » dans l’éclosion d’ « une génération pour laquelle l’école est le poste avancé de la reconquête nationale-républicaine ». Bête noire de cette mouvance sans doute moins hétéroclite qu’il n’y paraît, la pédagogie et les pédagogues font l’objet d’une détestation effrénée et jamais démentie : le lecteur pourra s’amuser à retrouver chez les censeurs et éditocrates bien connus d’aujourd’hui les mêmes poncifs, les mêmes excès langagiers, les mêmes descriptions apocalyptiques qu’il y a un siècle. Et bien sûr, en arrière-plan, les mêmes représentations mentales et d’une certaine façon, le même choix de société. Pour Grégory Chambat, la dénonciation de la pédagogie n’est pas neutre : « c’est moins le « déclin » des capacités à écrire, calculer ou compter qui inquiète que la perte de ces « saines » valeurs – « la discipline » et « l’effort » – que le système était parvenu à ériger en rempart des privilèges puisqu’elles avaient l’inestimable mérite de garantir la perpétuation et la légitimation des hiérarchies sociales. La nostalgie pour l’école d’antan va toujours de pair avec une étrange « amnésie » quant au modèle de ségrégation sociale de l’école de Jules Ferry. »
De la défaite de 1940 aux attentats de 2015, c’est toujours la faute à l’école
On ne peut malheureusement nier que l’année 2015 et la croisade identitaire/sécuritaire menée par le gouvernement aient dangereusement chargé la barque de l’école, accusée de tous les maux de la société. Après tout, lorsque Valls, au lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo s’autorise à affirmer qu’ « à l’école, on a laissé passer trop de choses », il ne fait guère que retrouver les accents de Pétain, en juillet 1940 : « la France a perdu la guerre parce que les officiers de réserve ont eu des maîtres socialistes », lamentation préludant à une sévère reprise en main de l’école et de la société par le régime de Vichy. Et lorsqu’en 2016, un ancien président de la république qui aspire à le redevenir, expose, dans une indifférence quasi générale, un projet « éducatif » qui prévoit pas moins que l’instauration d’un service militaire obligatoire pour les élèves décrocheurs, c’est bien le signe d’une singulière dérive, autant à gauche qu’à droite, qui se refuse à prendre en considération le contexte social qui génère l’échec scolaire : à l’école comme dans la société, l’échec ne peut résulter que d’une faute personnelle. De fait, ces derniers mois, « la politique scolaire socialiste s’apparente de plus en plus à une débandade, où les principes d’émancipation ou d’égalité sont mollement avancés quand ils ne sont pas bradés au nom d’un discours autoritaire calqué sur celui des déclinistes. En s’inspirant de plus en plus ouvertement du discours réac-publicain, elle participe à la restauration des valeurs traditionnelles ».
Dans un contexte qui n’incite guère à l’optimisme, où l’on pressent que l’école va se retrouver une nouvelle fois la cible de toutes les surenchères populistes, Grégory Chambat – lui-même enseignant – en appelle à une « pédagogie sociale qu’il faut remettre à l’ordre du jour (…) une pédagogie engagée aux côtés des dominés, où l’élève n’est plus le spectateur consommateur de savoirs mais bien l’auteur de ses apprentissages. Il ne s’éduque pas lui-même mais s’éduque avec les autres et avec le monde pour participer à sa transformation. » Avant de conclure : « La démocratie de demain se prépare dans l’école d’aujourd’hui. Notre tâche d’éducateur et de pédagogue n’est pas de « pacifier » mais bien d’émanciper en enrayant cette machine qui tente de fabriquer de l’obéissance et de l’impuissance. C’est là notre état d’urgence. »
Ce livre, réelle bonne surprise éditoriale du moment, se prolonge par de substantielles notices biographiques, fort bien venues, consacrées aux maîtres à penser de la sphère réac-publicaine : de Barrès à Finkielkraut, de Paul Guth à Brighelli, en passant par Chevènement, Polony et beaucoup d’autres, du Club de l’Horloge à Espérance banlieues, ils sont tous là, ou presque, rassemblés par leurs convictions communes. Une galerie de portraits qui n’a rien d’un rapprochement arbitraire.
(1) Grégory CHAMBAT, L’école des réac-publicains, La pédagogie noire du FN et des néoconservateurs, Libertalia, 2016, 260 pages, 10 euros.