A l’école des anarchistes
RÉFRACTIONS N°35
http://refractions.plusloin.org/
DOSSIER
– L’éducation libertaire en tensions, Audric Vitiello …………………………………………………
– « Honte de classe, honte en classe » : Une philosophie sociale de la honte en
éducation, Irène Pereira ………………………………………………………………………………………
– Des collégiens comme les autres, Mickaël Goyot,
en dialogue avec Alain Thévenet ……………………………………………………………………..
– L’école ou l’impossible apprentissage, Emmanuelle Py ……………………………………..
– Un exercice de pédagogie libertaire, Laïla Houlmann …………………………………….
– Éduquer à l’anarchisme ?, Marianne Enckell,
en dialogue avec Barry Pateman ………………………………………………………………………
– La question de l’éducation et la crise du syndicalisme révolutionnaire français,
Daniel Colson ……………………………………………………………………………………………………
ANARCHIVE
Cuisine, furetage et fracas, Ferdinand Domela Nieuwenhuis …………………………
TRANSVERSALES
– Innovation ou Reset ? Le pénétrant arôme de l’éternel retour,
Tomás Ibañez ……………………………………………………………………………………………………..
– Ba Jin contempteur du marxisme, Angel Pino …………………………………………………….
LES LIVRES, LES REVUES, ETC. ………………………………………………………………………………….
DIFFICILE, SEMBLE-T-IL, D’ASSOCIER LES ANARCHISTES AU MOT
« école ». D’abord parce que les anarchistes ne sont pas
une école, si l’on entend par là un ensemble de disciples
que réunit l’enseignement d’un maître, à la doctrine duquel ils
vouent à leur tour leur vie. Ensuite parce les anarchistes n’aiment
pas l’institution scolaire, son organisation hiérarchique, ses maîtres,
sa bureaucratie, l’ennui mortel auquel on y confronte nombre
d’élèves, sa reproduction des inégalités sociales, son apprentissage
de la soumission, son inculcation des valeurs républicaines et
citoyennes, sa spécialisation contrainte, sa visée utilitaire et son
absence plus générale d’intérêt pour toute éducation à la liberté.
Et pourtant, l’histoire et l’actualité du mouvement anarchiste
démontrent que celui-ci entretient des rapports multiples et foisonnants
avec toute une série de savoirs et de savoir-faire. C’est
d’ailleurs précisément parce qu’ils ont très vite aperçu les nuisances
de l’institution scolaire que les anarchistes se sont lancés dans
des projets d’éducation libertaire, fondant des établissements
alternatifs, voire tentant de subvertir de l’intérieur l’institution
scolaire en y promouvant d’autres rapports entre prétendus maîtres
et supposés élèves.
Dans ce nouveau numéro de Réfractions, nous n’avons toutefois
pas souhaité répéter ce qui est fort bien documenté par ailleurs,
à savoir les nombreuses tentatives, plus ou moins réussies, qui ont
jalonné l’histoire du mouvement libertaire lorsqu’il s’est attaché
à réaliser en acte quelque chose comme une éducation libertaire.
Ni non plus à reprendre par le menu la liste des griefs que les anarchistes
ont eu à adresser à l’institution scolaire.Mais, bien que des
institutions comme l’Université se présentent aujourd’hui comme
détentrices d’un monopole en matière de savoir, il est bien d’autres
manières d’entendre le mot « école », et surtout le fait « d’être
à l’école ». Aussi ce numéro n’évoque-t-il que très partiellement
l’institution scolaire et s’intéresse-t-il plus fondamentalement à
la manière dont s’élaborent et se transmettent les savoirs parmi
les anarchistes. C’est qu’en effet, la construction et la transmission
des savoirs ne sauraient non plus se réduire à ce qui s’opère dans
des établissements scolaires, ni même d’ailleurs dans la sphère
familiale. Elles constituent une dimension essentielle de l’existence
humaine, avec tout le plaisir (et malheureusement aussi la peine)
que l’on peut y associer.
L’histoire de l’anarchisme ouvrier nous montre déjà que, dès
ses premières années, il vit naître en son sein nombre de pratiques
autodidactes collectives, dans lesquelles il était impossible de
distinguer des maîtres et des élèves. Nombre d’anarchistes de la
Belle Époque furent également les acteurs d’une diffusion de
savoirs habituellement réservés à une élite d’experts, par exemple
en matière de contraception. Et l’actualité nous enseigne également
que ces pratiques de transmission des savoirs, fondées sur la
co-élaboration, la coopération et l’horizontalité, perdurent et
fleurissent, d’ailleurs bien au-delà des frontières d’un mouvement
libertaire clairement identifié, qu’il s’agisse d’apprendre (verbe
dont on sait qu’en français il fonctionne dans les deux sens) à
construire sa maison, à se défendre contre des agressions sexistes,
à changer un robinet, à écrire, fabriquer et diffuser un tract ou une
brochure, etc. On remarquera d’ailleurs que certaines de ces pratiques
sont aujourd’hui récupérées par les institutions, qui de ce
point de vue représentent un espace de captation des savoirs et de
leurs modalités de transmission.
Mais si l’anarchisme n’a cessé de s’intéresser, pour employer un
mot large et non dénué d’ambiguïtés, aux pratiques éducatives,
c’est aussi qu’il existe en lui une tendance, qu’il est impossible
d’identifier à telle ou telle de ses composantes, qui prétend réaliser
quelque chose de l’idéal libertaire ici et maintenant – qu’on appelle
cela propagande par le fait, action exemplaire, ou pour faire riche,
comme certains universitaires anglo-saxons, prefigurative politics.
Non pas que ces anarchistes croiraient en la vertu de l’exemple,
si l’on entend par là une réalisation exemplaire destinée à être
servilement imitée. Prenant acte de ce qu’il n’y a pas d’éducation
exemplaire, ces anarchistes qui cherchent à « faire école » font bien
plutôt voir leurs tâtonnements, leurs espoirs, leurs échecs, leurs
réalisations parfois dérisoires, non pour qu’on les reproduise,mais
pour que des tentatives similaires se mettent à proliférer en tous
sens, retirant ainsi le savoir des mains des spécialistes et sa transmission
de toute structure hiérarchique.
La commission