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3ème entretien, c’est quoi pour toi une pédagogie antifasciste ? (Une pédagogie antifasciste – 5)

Le collectif Q2C s’est engagé dans une réflexion sur la pédagogie antifasciste. Après deux premières contributions, nous lançons une série d’entretiens sur cette question pour donner une dimension véritablement collective à ce chantier.

1er épisode

Une pédagogie antifasciste ?

2ème épisode

Aux sources de la pédagogie antifasciste

1er entretien

C’est quoi pour toi une pédagogie antifasciste ? (Mariane)

2ème entretien

C’est quoi pour toi une pédagogie antifasciste ? (Irène)


Entretien avec Martin B.

Une pédagogie antifasciste : définition, pertinence et pratiques

Définition : Qu’est-ce qu’une pédagogie antifasciste ?

La notion de pédagogie antifasciste invite à interroger les pratiques éducatives dans leur capacité à développer l’esprit critique, la compréhension des mécanismes d’oppression et l’engagement citoyen. Comme l’évoque très justement Irène Pereira, dans ses réponses à cet entretien, il ne s’agit pas seulement d’un dispositif éducatif, mais bien d’une posture politique et pédagogique qui doit articuler transmission de savoirs et émancipation sociale.

Elle ne se limite pas à un enseignement des valeurs démocratiques, mais cherche à questionner les rapports de pouvoir et les dynamiques sociales qui favorisent la diffusion des idées autoritaires et discriminatoires. Dans cette perspective, il ne suffit pas de « prévenir » la montée des idées réactionnaires : il faut aussi comprendre les logiques systémiques qui les rendent attractives et accessibles.

Dans mes travaux de recherche, j’explore notamment le rôle du confusionnisme, de l’identitarisme et de l’ultra-conservatisme, tels que développés par Corcuff1, ainsi que le concept de fascisation avancé par Ugo Palheta2. Une pédagogie antifasciste ne peut se penser sans analyser comment ces courants se diffusent et se normalisent, notamment à travers l’espace public et l’éducation.

Pour moi une pédagogie antifasciste est une pédagogie qui

  • Encourage une lecture critique des discours politiques et médiatiques.
  • Favorise des espaces de délibération et de confrontation des idées pour développer des capacités argumentatives.
  • Donne aux apprenant.e.s les outils pour comprendre et réagir face aux dynamiques d’exclusion et de rejet de l’autre.
  • Articule formation intellectuelle et engagement pratique, dans une logique d’autonomie et d’action collective.

Une pédagogie « par l’intermédiaire du monde…tel qu’il est vraiment »

Dans un contexte de montée des extrêmes droites en Europe, les espaces éducatifs se retrouvent directement concernés. Comme le souligne de nombreux.ses chercheurs.ses, l’extrême droite mène (et force est de constater qu’elle gagne) une véritable « bataille culturelle » en investissant des champs qui ne lui étaient pas historiquement acquis, y compris l’éducation et la recherche. Cela implique pour les pédagogues de ne pas être seulement en réaction, mais d’adopter une approche proactive face à cette offensive.

Selon moi, les approches « socio-historique » situées et locales apparaît ici comme un levier essentiel d’émancipation. C’est Enzo Traverso3 qui évoque la nécessité d’opposer une « mélancolie critique » à la nauséabonde modernité conservatrice néolibérale qui tend à naturaliser les inégalités et les rapports de domination. Travailler l’histoire des luttes, des résistances et des alternatives permet de déconstruire les récits autoritaires qui s’imposent dans le champ social.

Dans ma recherche, j’interroge aussi la manière dont les espaces publics peuvent être réinvestis dans une logique oppositionnelle, en m’appuyant notamment sur les travaux d’Oskar Negt4 sur « l’espace public oppositionnel ». Une pédagogie antifasciste ne se limite pas à l’analyse critique, elle doit aussi encourager des pratiques concrètes de réappropriation des lieux et des discours.

Pratiques à développer, pratiques à questionner

Ce qu’il est intéressant d’explorer :

L’éducation aux médias et à l’information et le développement d’une analyse critique des sources d’information, comprendre les stratégies de manipulation et encourager une lecture croisant différents points de vue. Il ne s’agit pas seulement de lutter contre les fakes news, mais d’expliquer les mécanismes structurels qui permettent leur diffusion.

Les pédagogies coopératives et l’expérimentation des modalités d’apprentissage basées sur l’échange, la discussion et la co-construction du savoir pour encourager une implication active. Une pédagogie antifasciste ne peut pas être verticale et descendante, elle doit être participative et favoriser l’autonomie.

L’enseignement de l’histoire et des mémoires en mettant en perspective les continuités et ruptures des oppressions et des résistances. Il s’agit ici d’aller au-delà des récits officiels pour permettre une lecture critique des moments de bascule qui ont conduit à des régimes autoritaires.

L’implication dans des actions concrètes et la réappropriation des espaces publics en s’inspirant des luttes actuelles. Les Soulèvements de la Terre, mettent en avant l’idée de « composition » comme mode de résistance collective et ancrée dans les territoires. D’autres pédagogues préféraient de manière institutionnelle parler de partenariats et/ou de travail en réseau…chacun ses inspirations !

Enfin, il est indéniable qu’une pédagogie antifasciste est une pédagogie internationaliste qui puisent ses références et inspirations dans les notions de transculturalité, interculturalité et les pensées décoloniales.

Ce qu’il faut interroger :

Pour moi les approches “neutres” qui occultent les rapports de force ne peuvent se développer dans une pédagogie antifasciste, mais de manière générale dans toutes pédagogie… toute posture éducative repose sur des choix. Présenter toutes les idées comme égales, sans analyse critique revient à banaliser les discours porteurs de discrimination mais aussi à maintenir les systèmes oppressifs.

Je ne suis pas convaincu, non plus, par les dispositifs prônant une “pseudo-citoyenneté”, et qui selon moi sont complètement déconnectés des réalités sociales. Parler de démocratie ou je ne sais quoi sans donner les moyens concrets d’une participation active peut malheureusement conduire à une forme de dépolitisation.

Il faut également interroger la question d’une posture adaptée en pédagogie antifasciste. J’aurais tendance à penser que l’enseignement descendant et la transmission dogmatique risque de produire du rejet ou de freiner la réflexion critique chez les apprenant.e.s. Par conséquent, la pédagogie antifasciste doit s’inscrire dans toutes les pratiques et outils d’éducation populaire et en proximité des pédagogies institutionnelle critique et sociale.

Enfin, je pense que chaque acteur potentiel d’une pédagogie antifasciste doit s’interroger sur son degré d’autonomie pour éviter toute « neutralisation » de sa portée émancipatrice. Cela soulève également le concept de « composition » permettant de « trouver des alliés » susceptibles d’avoir des organisations, fonctionnements et systèmes complémentaires et redéfinissant différemment la question de l’indépendance.

Conclusion : Une pédagogie ancrée dans les luttes et les territoires

Une pédagogie antifasciste ne consiste pas à imposer une vision univoque du monde, mais à donner les outils pour interroger les discours et déconstruire les rapports de dominations. Elle doit favoriser l’esprit critique, la discussion argumentée et la capacité à s’engager de manière éclairée dans les débats contemporains. En ce sens, elle constitue une dimension essentielle d’une éducation émancipatrice. Elle doit proposer un cadre de formation intellectuelle solides et des outils d’analyse qui permettent de repérer les formes actuelles de fascisation afin d’y répondre collectivement. Ce cadre permet d’expérimenter des pratiques où la pédagogie devient un outil de transformation sociale, en lien avec les luttes contemporaines et les besoins des territoires. Il s’agit non seulement de penser l’éducation populaire comme un espace de transmission, mais aussi comme un lieu « commun » d’organisation et de résistance.


1 Philippe Corcuff, La grande confusion, comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, 2020.

2 Ugo Palheta, La possibilité du fascisme, France, la trajectoire du désastre, 2018.

3 Enzo Traverso, Mélancolie de gauche, la force d’une tradition cachée, 2018.

4 Oscar Negt, L’espace public oppositionnel, 2007.

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