Chaque année, le 11 novembre, dans les 36 000 communes de France, devant 36 000 monuments aux morts, la commémoration de la guerre tourne à la promotion de la guerre devant les écoliers réquisitionnés pour la circonstance. Un spectacle militaire pour un message mémoriel militarisé.
Dans un récent ouvrage (1), Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc s’interrogent sur l’efficacité des politiques de mémoire : « L’idée qu’il est possible, à travers la mémoire et les « leçons du passé », d’armer aujourd’hui le citoyen contre des violences à venir est un pansement bienvenu sur nos inquiétudes ; elle protège l’individu qui y adhère des doutes qu’il peut avoir sur la morale qui l’habite. » En sociologues, elles s’intéressent à « l’écheveau des relations sociales » qui viennent immanquablement interférer avec les injonctions mémorielles, pour conclure : « Les politiques de mémoire ne dénouent pas des conflits qui ont eu lieu dans le passé ni ne présagent de ce que seront les comportements de leurs usagers dans le futur. Le message mémoriel est par nature détourné, car toujours pris dans des relations sociales qui lui donnent sens aujourd’hui, comme n’importe quel autre processus social. »
Un spectacle militarisé
Appliquée à la France, cette analyse concerne au premier chef l’école, visée par une longue tradition de prescriptions officielles, devenues envahissantes au fil des ans, notamment ces dernières années avec la mise en accusation frontale du système éducatif dans tous les désordres de la société, censés trouver leur origine dans un défaut de repères historiques – les fameuses « leçons du passé » – qu’il conviendrait de réactiver. Mais comme, à bien y regarder, cette réactivation n’a jamais cessé, il faut bien convenir que les problèmes sont ailleurs.
Curieusement, les deux auteures n’évoquent que rapidement l’instrumentalisation de la mémoire à l’œuvre dans la plupart des dispositifs tournant autour de l’histoire des guerres, spécialement celle de la Première guerre mondiale, dont le centenaire, dans sa version scolaire, n’a guère à voir avec les vertueux principes de tolérance et de refus de la violence pourtant mis en avance pour les justifier. Chaque année, le 11 novembre, dans les 36 000 communes de France, devant 36 000 monuments aux morts, la commémoration de la guerre tourne à la promotion de la guerre devant les écoliers réquisitionnés pour la circonstance. Ici, le « message mémoriel » n’est pas détourné, il est même clairement assumé : devant un parterre de personnalités politiques, de militaires en activité et d’anciens combattants des guerres coloniales, la présence des enfants n’a pas pour fonction de faire émerger une culture de paix et de tolérance mais, à travers un spectacle militarisé, une représentation soigneusement ordonnée, de noyer toute forme d’esprit critique, tout questionnement sur un épisode du passé dont le souvenir devrait, si son objet était réellement civique, déshonorer la guerre et ses promoteurs.
« Détrousseurs de cadavres et imposteurs »
De toute évidence, ce n’est pas le cas, car telles ne sont manifestement pas les intentions des organisateurs. Symbole parmi d’autres de la manipulation de l’histoire par les politiques, la commémoration de la bataille de la Marne, en septembre 2014, par Manuel Valls, restera comme le symbole d’un récit historique hystérisé : « si cette bataille figure en bonne place dans le roman national », c’est en raison, déclarait le Premier ministre, de « l’audace du génie français » qui s’est lancé dans la bataille « sabre au clair ». C’est « l’audace de faire naître au milieu du vacarme une lueur d’espoir » qui a permis à la France de se « surpasser ». « La France est un grand pays, reste un grand pays, et un grand pays ne renonce jamais ». Surexcité et a-historique, ce discours trouve toute sa signification quelques semaines plus tard, le 11 novembre 2014, avec l’inauguration par Hollande, du mémorial de Notre-Dame de Lorette : « La paix (…) ce sont nos militaires qui se battent encore au Mali, qui évitent des massacres en Centrafrique ou nos aviateurs qui en Irak luttent contre le fanatisme. » Comment aux yeux de l’opinion, des enfants des écoles invités tout exprès pour la circonstance, légitimer sa propre politique à travers l’évocation du passé : le 11 novembre, la mémoire du passé, le récit national, servent à tout, à condition de savoir s’en servir. « Détrousseurs de cadavres et imposteurs » (Dalton Trumbo), les politiques, grands organisateurs de la mémoire collective, mettent au service de leurs calculs, de leurs ambitions et de leurs carrières les millions de morts du passé.
Cette année encore, et peut-être même davantage que les fois précédentes, il sera difficile de ne pas confronter les discours, les postures officielles, à une réalité plus triviale : faire prendre au sérieux par les écoliers l’injonction mémorielle à la paix dans un pays qui reste obstinément attaché à la chose militaire comme garantie de sa sécurité, un pays foncièrement belliciste. L’improbable « devoir de mémoire » vire à la manipulation mémorielle. « Plus jamais ça » ? Encore faudrait-il se donner les moyens pour que « ça » n’arrive plus, au lieu de s’enferrer dans l’impasse d’une politique internationale fondée sur des dépenses militaires en croissance exponentielle (le budget militaire de la France est le plus élevé en Europe, Russie exceptée), des exportations d’armement au bénéfice des seuls industriels, des expéditions militaires inconsidérées (plus d’une centaine d’opérations depuis les années 90, 25 pour la seule année 2015 !).
S’il s’agit de mémoire, peut-être faudrait-il, également, amener les élèves à se poser les bonnes questions :
– sur les causes des guerres, toujours futiles en regard des résultats ;
– sur l’obligation faite à des millions d’hommes de sacrifier leur vie pour défendre des frontières qui ne sont jamais qu’un pointillé sur une carte ;
– sur l’obéissance aveugle exigée par des chefs abusivement qualifiés de « héros » ;
– sur l’identification factice et arbitraire à une nation, qui voudrait faire croire qu’on meurt « pour son pays » alors que l’on meurt en réalité à cause de son pays, ou, du moins, d’une certaine conception de la vie en collectivité arcboutée sur la nation comme à un dogme intangible.
Autant de questions qui ne trouvent pas place – ou trop rarement – dans un enseignement de l’histoire, qui reste largement inspiré, à l’école primaire, par le traditionnel récit national et dans une formation civique dénaturée par l’éducation à la défense, véritable endoctrinement qui, dans son principe comme dans ses modalités, interdit tout questionnement sur la paix, la guerre, l’usage de la violence, etc, des sujets qui soumettent le libre arbitre et l’esprit critique des élèves à une morale officielle.
(1) – Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc, A quoi servent les politiques de mémoire ?, Sciences Po, Les presses, 2017.
Note de la rédaction : Le logo de cet article est une image du monument aux morts de Gentioux, d’inspiration pacifiste, situé dans la commune de Gentioux-Pigerolles dans le département de la Creuse et la région Nouvelle-Aquitaine.
Le monument fait figurer un enfant le poing tendu vers l’inscription « Maudite soit la guerre », symbolisant la douleur et la révolte après la perte d’un père lors de la Première Guerre mondiale.
Il fait l’objet d’une inscription au titre des monuments historiques depuis le 9 février 1990.
Chaque 11 novembre des militants d’associations et de partis politiques de divers horizons viennent se recueillir devant le monument aux morts de la commune de Gentioux. À cette occasion, les participants entonnent la chanson de Craonne14.
Puis ils vont déposer une gerbe sur la tombe de Félix Baudy, soldat fusillé pour l’exemple en 1915 et réhabilité en 1934, dans le cimetière de la commune mitoyenne de Royère-de-Vassivière. La sépulture de Félix Baudy est dans le cimetière communal de Royère où une plaque, réalisée par ses amis maçons, y est posée avec cette inscription:
« Maudite soit la guerre – Maudits soient ses bourreaux – Baudy n’est pas un lâche – Mais un martyr. ». (source Wikipédia)