Il nous semble important de travailler à une analyse critique de l’approche des compétences en pédagogie. Cette approche s’offre comme modèle d’expertise à travers une représentation théorique, parée d’une démarche expérimentale, et vise l’efficacité pédagogique de l’apprentissage scolaire. Dans cette approche, la forte mobilisation des savoirs psychologiques fait référence à l’univers des sciences de l’éducation (pédagogie et didactique, psychologie du développement mental de Piaget, et plus récemment psychologie cognitivo-comportementale et neuro-cognitive) et semble aller dans le sens d’une volonté de promouvoir les méthodes dites actives, issues des différents courants de l’éducation nouvelle, courants qui ont pourtant été systématiquement marginalisés par le système scolaire, et particulièrement dans la formation des enseignants.
Mais comment allier une pédagogie de l’adaptation que promeut le management éducatif actuel à une conception de l’éducation populaire, sauf à penser qu’il s’agirait de faux semblants, de mystification ou de démagogie ?
On peut en effet constater dans les textes officiels des nouveaux programmes du collège que les méthodes socio-constructivistes chères aux tenants du Groupe Français d’Education Nouvelle semblent actuellement considérées avec intérêt, ayant fait la preuve de leur efficacité. Ce n’est cependant pas la logique de l’employabilité qui prime dans cette conception, mais un espace laissé à la curiosité et au désir d’apprendre, où l’enseignant ne calque pas les situations problèmes en fonction de l’adaptabilité de l’élève évalué selon les critères fournis par des tableaux de compétences préétablies. Ce qu’il y a de profondément original dans les conceptions pédagogiques des courants que l’on peut regrouper sous le « label » d’Éducation nouvelle, c’est que l’enseignant n’y joue pas le rôle d’un maître détenteur d’un savoir, mais est une sorte d’opérateur au cœur d’un agencement qui organise des échanges diversifiés dans une dialectique qui met en jeu toutes les ressources de l’invention, de la découverte et de la créativité comme sources majeures de l’émancipation de l’enfant. En bref, ce qui est visé, c’est bien « la formation de l’esprit critique que requiert la vie d’un citoyen », comme le souligne Roland Gori.
Dans la Revue française de pédagogie, n° 154 (2006), Marcel Crahay revient justement sur le concept de compétence pour montrer son caractère scientiste masquant les enjeux économiques qui priment aujourd’hui au sein de l’école. Ce concept « opère un compromis entre les attentes du patronat pour lequel il est urgent d’étendre les savoir-agir et celle de courants pédagogiques pour lesquels il est important de développer le pouvoir-agir ». Il met en évidence la dérive d’un concept tant sur le plan de l’enseignement que sur celui de l’évaluation. Crahay résume clairement le « parcours de diffusion » du concept de compétence : « émergence dans le monde de l’entreprise, reprise par l’OCDE qui le diffuse parmi les décideurs des systèmes éducatifs, propagation dans le secteur de la formation professionnelle puis dans celui de l’enseignement général et enfin, prise en charge du concept par les sciences de l’éducation. »
Mais en quoi ce concept de compétence aurait-il un statut scientifique alors qu’il est né en dehors du champ même de la science ? Comme le remarque Crahay, ceux qui défendent cette notion se trouvent « en face d’emprunts aux théories psychologiques classiques auxquelles il est fait appel à la rescousse du vide théorique qu’il s’agit de dissimuler » et, « paradoxe extrême, la notion de compétence prétend fédérer tout cet arsenal théorique en un unique concept. » Ainsi tous les courants théoriques de la psychologie s’y trouvent réunis, alors même que certains sont opposés.
D’autre part, c’est le modèle de l’expertise promu par la notion de compétence qui pour l’auteur risque d’aboutir à la perte de toute authenticité de l’évaluation. Devenue le maitre mot de l’expert, l’évaluation, affichée comme contrôle de la qualité des pratiques de travail en entreprise, est exportée dans le champ de l’éducation, de l’apprentissage, allant de pair avec une conception managériale d’organisation des relations de travail. A l’école, il y a bien risque de confusion entre situations d’apprentissage et d’évaluation. Si pour Crahay, avec la logique des compétences, on incite les élèves à construire les connaissances dans le contexte même de leur future utilisation, c’est dans la mesure ou le modèle d’expertise promu par ce biais véhicule « une idolâtrie de la flexibilité. »
Ce que néglige l’approche par compétences, tout en faisant appel notamment à Piaget comme référent important des courants de l’Éducation nouvelle, c’est bien la naissance et la construction du sujet au nom d’une conception émancipatrice de l’école.
Or, c’est cette conception qui a fédéré les différents mouvements de l’Éducation nouvelle (dont celui plus marginalisé de la Pédagogie institutionnelle, ou les expériences d’autogestion éducative), et qui a insufflé une dynamique de transformation des techniques pédagogiques et des pratiques institutionnelles. La réponse aux enjeux de l’éducation contemporaine a consisté à mettre en pratique des formes d’auto-organisation dont l’ethos est démocratique. C’est ce projet d’émancipation de l’enfant dans un processus démocratique qui doit d’abord retenir notre attention.
Comme le rappellent les auteurs d’Éducation et démocratie. L’expérience des républiques d’enfants à propos de Piaget : « seule la méthode du self gouvernement pouvait favoriser le processus d’autonomie contre le principe d’une soumission traditionnelle à l’autorité. Piaget avait le souci de développer chez l’enfant une personnalité rationnelle, sociale et indépendante, conforme aux exigences d’une vraie démocratie. L’éducateur renonce à faire régner la discipline par la contrainte et la soumission et cherche à créer une dynamique de socialisation qui favorise chez l’enfant l’aptitude à exercer son esprit inventif et critique. Être un citoyen à l’école conduit à être un citoyen autonome dans la société. »
Jean et Fernand Oury, fidèles au projet d’humanisation et d’émancipation dans les institutions de soin et d’éducation ( pédagogie et psychothérapie institutionnelle), rappelaient que la primauté faite à la capacité d’initiative et d’inventivité de l’enfant nécessite la mise en place de supports collectifs. L’enfant est mis dans la position d’un acteur institutionnel participant au fonctionnement collectif, lui-même garant de son processus d’autonomie. Cela nécessite en effet, dans l’organisation de la classe ou de l’école, de maintenir une hétérogénéité qui permette la mise en acte de la « distinctivité » : « Toute avancée pédagogique se situe ici (…) il faut qu’il y ait une étoffe, des moyens, des lieux, des espaces et des fonctions, tout à fait multiples et distincts, une multiréférentialité des investissements même les plus partiels ». (J. Oury, L’année dernière j’étais mort : Catherine Pochet, Fernand Oury) La pédagogie, soutient Jean Oury, consiste à organiser une classe de telle façon à éviter la régression dans les processus de massification, et éviter qu’il y ait de l’uniformisation. Si cela exige l’élaboration d’une organisation, d’un règlement et d’un principe d’autorité, cela ne saurait s’incarner dans un personnage ou dans un groupe, au risque de laisser s’installer des formes d’organisation ségrégatives et homogénéisantes.
D’où l’importance pour Jean Oury de cette modification de l’espace introduite par Freinet ; « investir les lieux nécessite de modifier l’espace, supprimer ce poste d’observation où se trouve le maître. Dans la mise en place de toutes ces activités (…) le plus important c’est de pouvoir passer d’un espace à un autre, d’une responsabilité à une autre. Ces mouvements font naître des difficultés qu’il faut alors traiter : inhibitions, défenses, conflits… Le maître est là, non pas pour supprimer, étouffer les conflits, mais les interpréter, les rendre utiles à quelque chose, à produire des points de décision. » (J. Oury, L’année dernière j’étais mort : Catherine Pochet, Fernand Oury).
Si Jean Oury prend alors position contre la distinction artificielle entre psychiatrie et pédagogie, c’est que « pour soigner en psychiatrie, ou pour éduquer ou instruire des enfants regroupés dans une classe, il faut tenir compte d’une même difficulté : la question de l’aliénation. L’agitation, la dispersion, l’hyperactivité, l’agressivité, le découragement, la disqualification, le chahut ou le bavardage, autant de symptômes de renfermement, de manifestations défensives d’un dire opprimé. »
Bien sûr, l’école n’est pas une institution totalitaire, les enfants n’y sont pas internés et ils ont d’autres espaces de socialisation, dont la famille. Néanmoins ce risque n’en est pas absent, les conditions d’apprentissage favorisent des symptômes massifs d’aliénation et laissent les enseignants impuissants, sauf à demander de l’aide à la psychiatrie avec ses remèdes médico-psy ou chimiques dans une visée de réadaptation et d’efficacité de la rééducation, se concentrant uniquement sur le symptôme à réduire, et renonçant ainsi à reconnaître les conditions d’émergence ou de renforcement des symptômes.
Dans les conceptions pédagogiques du GFEN, notamment « le collectif d’apprenants », on retrouve le travail nécessaire à l’articulation entre le rapport au savoir, à autrui et au monde. Le rapport des enfants au savoir se trouve transformé, de façon indirecte, dans la démarche revendiquée d’auto-socio-construction des savoirs. En effet, cette démarche propose de reconstruire le savoir tel qu’il s’est constitué pour en (re)trouver le sens. Le savoir en lui-même n’émancipe pas, c’est la co-construction du sens par la mise en place concrète de tous les supports d’échange et de réflexivité qu’il nécessite qui produit des effets de sens et qui garantit ainsi l’apprentissage.
Dans les classes où les enseignants pratiquent quotidiennement les démarches élaborées au GFEN, si nous observons des transformations dans le rapport des élèves au savoir, c’est que les outils pédagogiques mis en place par les enseignants engendrent une diversification des échanges et des rythmes, une multiplication des prises de paroles et de responsabilité, une transformation du positionnement de l’enseignant. Les effets sont remarquables autant dans le rapport des élèves aux différentes disciplines que dans leurs relations à l’enseignant et aux autres. Quant aux enseignants, ils sont amenés à remettre en question l’orientation traditionnelle de l’évaluation, au profit de retours réflexifs et de pratiques débattus collectivement. Dans ce type de cadre pédagogique, l’enfant est reconnu comme sujet et acteur de son parcours scolaire, intellectuel et social. Ce qui est pris en compte et préservé, c’est sa singularité, son rythme et sa capacité d’investissement qui s’en trouve soutenue et favorisée.
Sans opérer une transformation institutionnelle telle que le préconisent les tenants de l’éducation nouvelle, les classes traditionnelles demeurent impuissantes devant les effets déterminés par la massification scolaire.
La sociologie quant à elle, à partir de Pierre Bourdieu et J.C Passeron, a mis en lumière les effets produits par la massification scolaire en décrivant l’école par son système de régulation dont les formes de violence symbolique sont très opérants (par exemple la distinction pour les uns et la disqualification pour les autres). Ces effets de massification scolaire sont en effet niés et essentialisés en termes de déterminismes sociaux-culturels, biologiques, psychologiques, érigés comme absolus (comme la notion de handicap vient en attester la dérive). De plus en plus, la dimension normative de la psychologie opère un recentrage et un resserrement sur les difficultés de l’élève considérées comme étant exclusivement liées à un déterminisme cognitif ou biologique qu’il faut pouvoir prendre en compte et évaluer afin de déterminer une pédagogie adaptée. Cette orientation de la psychologie s’éloigne de l’intérêt des pédagogies nouvelles qui interrogent selon leur courant respectif, les effets aliénants de la structure scolaire. Pour ces mouvements pédagogiques, c’est le milieu qu’il faut transformer, soit la structure de base, pour la rendre opérante et structurante, et non introduire une psychologie individuelle axée sur la performance et la maîtrise des processus cognitifs toujours orientés vers une finalité adaptative.
Une mystification
Compétences
J’ai lu cet article avec grand intérêt : c’est au moins un rappel et une piste. Il me semble qu’un tel sujet mériterait un tir groupé, et telle approche entrer dans le cadre d’un dossier collectif.
Nous ne nous sommes jamais intéressés à cette “notion”, qui est une ânerie. Quant au “socle”… Le sommet sera atteint par “socle de compétences”. Ce qui fit les bonnes feuilles des “Cahiers Pédagogiques”.
Impossible d’ailleurs d’en débattre, dès lors que les notions imposées sont considérées comme intouchables. Et dans un cadre imposé par le discours de domination : nous n’avons pas le choix des armes : se battre avec un bâton contre celui qui a l’épée…
Et inutile, dès lors qu’elles sont analysées comme telles, et item significatif de l’idéologie scolaire.
Quelques points de vue des chers collègues universitaires, habiles jésuites à ménager la chèvre et le chou.
– Revue Rue Descartes (Les compétences en question, 2011)
– Sofphied : http://www.intefp-sstfp.travail.gouv.fr/datas/files/SSTFP/2013_JE_Competence_en_education_et_formation_Sorbonne.pdf
– Quant au Célèbre Pédagogue, il eût été étonnant qu’Il n’ait pas statué (comme de tout) : avalanche de considérations en ligne (v. avec Google !). Et même en faire-valoir réciproques : http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/09/02/contre-l-ideologie-de-la-competence-l-education-doit-apprendre-a-penser_1566841_3232.html
Nous voilà sommés de réagir ? Quoi, nous serions tenus de ” travailler à une analyse critique de l’approche des compétences en pédagogie” alors que nous l’avons écartée d’emblée, non seulement du fait de notre expérience enseignante et collective, mais aussi en raison de notre travail théorique ?
On perd son temps en rajoutant du discours sur le discours. Quelle alternative ? Il me semble qu’une des voies serait dans le cadre d’un laboratoire d’idées, de susciter une “analyse critique du discours scolaire”, pour ce qu’il est, non pour ce qu’il inflige. Les outils théoriques existent, mais on ne voit pas les spécialistes de l’analyse de discours s’y risquer !
Quoi qu’il en soit, la critique ne peut émaner aujourd’hui d’une voix individuelle, supérieure, fût-elle celle du Génie Elle ne peut être portée que de manière collective.
Voyez le mot clé sur http://www.aléasphilosophiques.fr
http://www.aléasphilosophiques.fr/pour-un-observatoire-du-discours-scolaire-a107510830
Une mystification
Bonjour Jean Agnès.
j’ai lu aussi avec grand intérêt les articles que vous m’avez proposé et je suis bien d’accord avec votre réponse.
Je pense que vous me rejoindrez sur ce point : qu’il faut s’attaquer sans relâche à l’actuelle logique politico-gestionnaire qui impose aux instituions avec une grande violence de se plier à des normes (financiarisées) qui neutralisent toute conception arrimée à un projet d’émancipation.
Emancipation, aliénation, ces concepts sont envoyées dans les oubliettes de l’histoire et ceux qui les portent encore sont des illuminés irrationnels, dangereux inconscients, dangereux
utopistes.
Est il possible que nous nous mobilisions collectivement pour défendre un espace de liberté suffisant pour que nous puissions inventer des pratiques qui soient fidèles aux principes démocratiques si nous n’avons plus de références solides sur lesquelles nous appuyer?
Et comment trouver des arguments convaincants si nous ne nous employons pas à exercer aussi systématiquement que possible un esprit critique que “requière la vie d’un citoyen” sur les manières dont nous sommes gouvernés?
C’est la question que je me pose tout au long de ce petit texte et suis bien contente que vous y répondiez.
Bien à vous
Elsa