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Une guerre “culturelle”

2017… Le collectif Questions de classe(s) décide de publier un numéro “Extrâme(s) droite(s) contre éducation. Education contre extrême(s) droite(s).

2022… Ce numéro nou semble hélas toujours d’une glaçante actualité. En voici un extrait.

Le n° est toujours disponible sur notre librairie :

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Une guerre “culturelle”

S’il permet d’acquérir des connaissances, l’enseignement scolaire, par ses programmes et par ses mises en œuvre, présente aussi une vision du monde. C’est particulièrement visible avec les disciplines dites « culturelles » (littérature, arts plastiques, musique, danse, etc.). La vision du monde que les extrêmes droites voudraient faire partager à nos élèves se laisse apercevoir à travers les déclarations et les actes des différents courants qui la composent 1. Et ce n’est pas réjouissant…

Par Alain Chevarin, Questions de classe(s), Auteur de Fascinant / fascisant, une esthétique d’extrême droite, L’Harmattan, 2013.

 

Les orientations politiques des extrêmes droites sur la culture et celles sur l’école sont très comparables et se recoupent fréquemment. Dans les années 80 le président du Front national réclamait, parallèlement à la suppression pure et simple du ministère de l’Éducation nationale 2, celle du ministère de la Culture et son remplacement par un secrétariat d’État consacré aux seuls Beaux-Arts 3. Fondamentalement, l’extrême droite est hostile à la culture, et y oppose la civilisation : « La civilisation fait du Beau l’étalon de toute production de l’esprit et de la main, la culture sacralise la laideur ou le non-sens, voire le régressif ou le sordide. 4 »
Lorsqu’il est question de culture, le terme est soit employé dans cette acception réductrice, soit accompagné d’un nom de ministre qui se veut dévalorisant : « la culture Malraux ». Le programme 2002 du Front national indique ainsi : « Il ne suffit pas de décréter que tout est “art” pour que cela en soit. La “culture Lang”, qui en est l’archétype, refuse toute idée de Beau, toute hiérarchie, toute propension de l’activité artistique à élever l’âme et l’esprit : elle mettra sur le même plan Mozart et le rap, les colonnes de Buren et le vitrail de Chartres. » Le Pen explique en 1996 : « La conception que j’ai de la culture est une conception restreinte et par là même élitiste […]. J’ai plus confiance dans les beautés créées par ceux qui nous ont précédés que dans celles de ceux qui vont nous suivre. 5 »

Beau, Bien, Vrai

Dans la conception totalisante qu’en a l’extrême droite, il n’existe pas des civilisations, mais « la civilisation », qui lie indis­sociablement esthétique, morale et vérité. Le programme du Front national s’en prend en 2002 au ministère de la Culture dans le chapitre « La rue de Valois [siège du ministère de la Culture] contre le Beau, le Bien et le Vrai », où il affirme : « La “civilisation” […] forme un tout ordonné, produit du Beau, du Bien et du Vrai dans tous les ordres de l’activité humaine : la civilisation française est autant dans sa gastronomie que dans ses cathédrales, dans l’harmonie de ses paysages que dans la perspective des jardins de Versailles. 4 »
Une décennie plus tard, Kostas Mavrakis, collaborateur occasionnel de revues de la Nouvelle Droite, reprend cela : « Des gens intelligents, dont certains sont même sensibles à la peinture, prennent fait et cause pour le prétendu “art contemporain” et confondent ainsi l’art et le non-art, le beau et le nul, ce qui revient en fait à inter­vertir le bien et le mal, le vrai et le faux. J’ai toujours été frappé par ce mystère d’iniquité. Serions-nous entrés dans un âge de ténèbres ? 6 »
L’art, affirme le programme du Front national, « véhicule des valeurs spirituelles et morales comme des normes esthétiques : un peuple qui se les verrait imposer par des lobbies ou des forces étrangères perdrait jusqu’au droit à l’existence. Le rôle du Politique sera donc de faire respecter et de conforter l’identité culturelle de la Nation 4 ». C’est cette notion d’identité qui fonde la détestation de toutes les extrêmes droites pour l’art contemporain, considéré, depuis le début du xx e siècle, comme une « œuvre de métèques » au carac­tère à la fois « antiartistique » et « anti­national ». Aujourd’hui, un élu FN d’Arcueil s’oppose à la célébration du 150e anniversaire de la naissance du compositeur Erik Satie au motif que celui-ci aurait été un « communiste alcoolique ».
Pas question donc, pour l’extrême droite, de formes du beau artistique susceptibles d’évolution selon les sociétés qui les produisent ou la sensibilité de l’artiste, mais un Beau absolu, délimité par des normes plastiques qui sont celles d’un classicisme européen revisité. La conception esthétique de l’art est réduite à une norme plastique figée hors de laquelle les œuvres sont du « non-art ».

L’art soumis aux règles

Pour les extrêmes droites, « contrairement à ce que prétend l’idéologie culturelle contemporaine, l’artiste a besoin d’un modèle, il doit obéir à des règles qui, en s’imposant à lui, le contraignent à se dépas­ser. Il maîtrise nécessairement une tech­nique propre, fruit d’un difficile appren­tissage. » (progr. 2002)
L’art moderne est condamné sans nuance : pour National Hebdo 7 faisant allu­sion à Duchamp, Warhol et Manzoni, les musées d’art moderne ne renferment que « des urinoirs, des boîtes de Coca ou des étrons séchés » ; pour Jacques Peyrat 8, les sculptures monumentales de Mark di Suvero sont un « amas de poutrelles » ; pour Bernard Antony, Beaubourg est une « déjection, monstrueux amoncellement de tuyaux pour conduire de la merde 9. »
L’art abstrait est particulièrement vilipendé. Le militant identitaire Pierre Vial, alors membre du Front national, le présente comme « un iconoclasme, révélateur d’une idéologie sous-jacente – celle du déracinement et du cosmopolitisme. […] D’où la logique de la Terreur : la vie humaine est réduite à un principe abstrait 10. »
C’est, au minimum, tout l’art du xx e siècle qui est rejeté. Ces certitudes dans la détestation sont communes aux extrêmes droites (et les distinguent d’ailleurs de la droite classique), la seule question en débat étant pour elles le début de la « déca­dence » de l’art : avec les impressionnistes qui, avec leur « mimésis affaiblie et leur signifiance restreinte » (Mavrakis) ont renoncé au dessin ? avec l’invention de la photographie qui concurrence les arts plastiques dans la représentation du monde ? ou dès la fin de la période classique, selon Michel Marmin, co-fondateur du Grece ?

La mise en œuvre…

Si on cherche à imaginer ce que serait la « guerre culturelle » (expression de Mégret) menée par une extrême droite arrivée au pouvoir, on peut en avoir une idée en regar­dant l’action des municipalités qu’elle détient ou a détenues. Avec les mairies frontistes en 1995-1996, on pense à la suppression de subventions à des activités culturelles qui ne satisfont pas aux normes d’extrême droite, les Chorégies d’Orange par exemple. Plus radicalement, à Orange, Bompart a fait transformer le Hangar, un espace dédié à l’art moderne, en dépôt de matériaux de voirie.
Une des premières mesures de maires frontistes a été de s’en prendre brutalement aux œuvres d’art elles-mêmes : à Toulon, en 1996, le maire Le Chevallier, fait raser une fontaine monumentale du plasticien René Guiffrey, édifiée en 1993 sur commande de la ville, après un concours natio­nal. En 2014, à Hayange, Engelmann fait recouvrir de peinture bleue (fine allusion à Marine ?) une fontaine monumentale en pierre et métal édifiée en 2001 par l’artiste Alain Mila. Transposé à l’échelle du pays entier, on voit ce que cela pourrait donner. Et ce n’est pas parce que Marine Le Pen, « dédiabolisation » oblige, est quasiment silencieuse sur ces aspects, que le fond a changé.

… dans les programmes

Ces bases posées, que veulent enseigner les extrêmes droites ? Dans son programme de 2015, le Front national privilégie ce qu’il considère comme les fondamentaux : « Le français, langue latine s’écrivant dans un alphabet latin, seule la méthode syllabique est appropriée pour apprendre à le lire et à l’écrire correctement. Son enseignement comprend le vocabulaire, l’orthographe, la grammaire et l’approche des grands auteurs. S’y ajoutent d’une part des notions solides sur l’histoire de France, à partir de la chronologie et de figu­res symboliques qui se gravent dans les mémoires, d’autre part une connaissance de la géographie du pays, reposant sur des cartes. À l’école primaire, s’ajoute encore l’apprentissage du calcul. »
Pour les « grands auteurs », on peut s’en faire une idée en rappelant cette vieille déclaration de Le Pen : « Comment s’étonner du délabrement intellectuel de l’Université quand on apprend que l’écrivain le plus lu en 1978 dans nos lycées (comme, d’ailleurs, dans les classes de français des lycées soviétiques) est, tenez-vous bien, Émile Zola ! 11 »
L’enseignement de l’art n’est pas rejeté, mais un art réduit à des règles : « Il faut […] rendre ses lettres de noblesse à l’enseignement artistique qui, seul, permet l’acquisition d’un art, en inculque la technique et les règles formelles. […] Ces disciplines trouveront leur place dans les programmes scolaires à tous les niveaux d’enseignement, du cycle primaire jusqu’au supérieur. Des cours d’histoire de l’art seront également prévus. Une haute qualification technique chez les professeurs d’art sera exigée par le biais des concours publics. » Si vous voulez emmener vos élèves à une expo impressionniste, faites-le avant qu’ils n’arrivent au pouvoir !
Pour la musique, de même, l’essentiel pour les extrêmes droites est dans le tri entre ce qui, à leurs yeux, est de l’art et ce qui n’en est pas (la plupart des formes contemporaines). Ainsi, rap et techno « ne sont pas des expressions musicales », et Gollnisch va même (à l’opposé des groupes adeptes de « rock identitaire ») jusqu’à considérer que le rock, « musique syncopée et assourdissante est une escroquerie intel­lectuelle ». À l’inverse, « L’apprentissage du chant choral, musique de l’âme, selon Saint François d’Assise, de la musique instrumentale et de la danse, sera encouragé à partir du plus jeune âge. […] Une place sur la scène lyrique sera faite à l’opérette qui a un véritable public, mais n’a pas actuel­lement l’heur de plaire à la culture officielle rabat-joie. 4 »
Quant à la danse, en 1995, le maire frontiste de Toulon, Le Chevallier, souhaitait voir représenter au festival de Châteauvallon plutôt que de la danse contemporaine, spécialité du lieu, « de la danse classique et un peu folklorique 12 ». Aujourd’hui, à Marseille-Nord, Stéphane Ravier démantèle les équipements culturels pour promouvoir la « tradition provençale » avec des danseuses en tenue folklorique.

Exaltation et fascination

Ces éléments programmatiques, ces ébauches de mise en œuvre, ces déclarations fracassantes sont autant de témoignages de la vision qu’ont les extrêmes droites de la culture et de son enseignement. Tout ceci est conforme à leur mode de pensée. Une citation d’Alain de Benoist le résume assez bien : « Notre anti-intellectualisme découle de cette conviction […] qu’il y a prééminence de l’âme sur l’esprit, du caractère sur l’intelligence, de la sensibilité sur l’intellect, de l’image sur le concept, du mythe sur la doctrine 13. » Il s’agit en effet de jouer, y compris dans l’enseignement, non pas sur le raisonnement, sur la réflexion, mais sur les sens : présenter des images de « vertu » aristocratique et de travail à admirer, exalter des figures mythiques du passé, séduire par la fascination plus que par la raison. C’est Marmin s’en prenant à « des siècles de dictature rationaliste » ; c’est Mégret appelant en 1987 à retrouver « tous les mythes et les héros de notre civi­lisation : le Cid, Arthur, la Lorelei, Jeanne d’Arc, Mélusine » ; c’est Le Pen s’exprimant le 1er mai devant une statue dorée de Jeanne d’Arc dressant son oriflamme vers le ciel ; c’est, fondamentalement, l’exaltation d’un élitisme identitaire. ■

 

1. Que les exemples de cet article proviennent majoritairement du Front national s’explique uniquement par le fait que ce parti est celui qui a le plus écrit dans ce domaine. L’analyse n’est guère différente avec l’ensemble des extrêmes droites.
2. Déclaration de Le Pen le 13 mai 1984, dans Le Monde, 22 juin 1984.
3. Le Monde, 31 août 1996.
4.  Chapitre « Liberté de la culture », Pour un avenir français. Le programme de gouvernement du Front national, 2002.
5. Le Monde des 23-24 juin 1996.
6. Art, Culture, Société, Blog de Kostas Mavrakis, consulté le 27 juillet 2009 : http://kostasmavrakis.hautetfort.com/
7. « Culture et politique », M. Plat, National hebdo, n° 633 du 5 au 12 septembre 1996.
8. Le Monde, du 29 février 1992 et du 21 juin 1995.
9. Libération, 30 août 1996.
10. National hebdo, n° 621 du 13 au 19 juin 1996, p. 7.
11. Droite et démocratie économique, Préface, Paris, 1978, reprise en préface de Pour la France, Albatros, Paris, 1986.
12. Le Monde, 23 juin 1995.
13. Nouvelle école, n° 35, 1979.

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