[*Compte-rendu du livre d’Alain Bouvier : Pour le management pédagogique : un socle indispensable (Berger Levrault) *]
Au fil de ses 400 pages et de ses 17 chapitres divisés en 130 sections, le livre de l’ancien recteur Alain Bouvier, Pour le management pédagogique : un socle indispensable, impressionne par la précision, la richesse et le sérieux du propos, qui tranche avec les discours à l’emporte-pièce de nombre de je-sais-tout. Et qui ne serait intéressé par un livre de ce haut-fonctionnaire qui se montre (page 274) « rêvant pour le futur à un système éducatif plus efficace, plus équitable et plus juste » ?
La première partie, « Connaître le système éducatif français pour mieux agir », est une mine d’informations historiques et administratives sur le fonctionnement du système scolaire. Sont ainsi évoqués les différents « pouvoirs » à l’œuvre, des ministères aux parents d’élèves, des instances de concertation aux syndicats, les réorganisations successives des pouvoirs publics, en particulier les divers types de décentralisation.
La deuxième partie, de même, brosse un panorama chronologique des conceptions successives du système éducatif français, s’inscrivant dans les approches classiques et normatives de la fin du XIXe siècle jusqu’au développement contemporain des e-organisations, qui conduit l’auteur à souhaiter voir naître des e-établissements quand le système scolaire ne sera plus « corseté par sa bureaucratie ».
L’auteur en effet pointe à son tour quelques insuffisances ou échecs devenus des lieux communs, par exemple « la capacité de résistance de l’administration française face aux volontés politiques », ou le ministère de l’Éducation nationale « qui n’est pas le plus rapide à réagir ».
Mais sous la richesse de l’information apparaît clairement une orientation : cet ouvrage est un plaidoyer pour l’école du néo-libéralisme, à la fois par ce qu’il propose et par ce qu’il passe sous silence.
Déjà, au fil des premières pages, certaines approbations, certains souhaits, certaines critiques peuvent le laisser entendre : le « bilan globalement positif » accordé au pilotage des universités par les IDEX, l’affirmation que « le temps est venu d’imaginer des contrats tripartites » établissement-rectorat-collectivité, le souhait d’une « décentralisation fonctionnelle », ou, en sens contraire, l’assertion que « après la guerre chaque syndicat avait un projet éducatif bien identifiable. Aujourd’hui ils n’en ont plus, sauf à considérer que la volonté de maintien du statu quo tient lieu de projet » …
[**la pédagogie est avant tout une affaire de management,
non d’enseignement ou d’éducation*]
Mais ce sont les troisième et quatrième parties : « Évaluer » et « Agir » qui en témoignent directement. Un chapitre de la troisième partie consacré à l’évaluation des enseignants dès son titre, mérite l’attention et illustre cette orientation : « Enseignant en France, un métier public sans contrôle et sans rendu de compte ? ».
La première des « questions clés » proposées est en fait une affirmation : « Les pratiques pédagogiques ne se valent pas toutes. » Ceci, annoncé par « Commençons par des questions naturelles », est posé comme une évidence, et c’en est une : le contraire serait vraiment extraordinaire. Mais il y a là un manque tout aussi évident : la « valeur » de référence n’est ni définie ni même présentée. L’auteur se contente de citer le chercheur Clermont Gauthier : « Si certaines peuvent faire la différence en ce qui concerne les apprentissages et l’éducation des élèves, d’autres peuvent se montrer nocives ».
Mais s’agit-il de « faire la différence » dans l’apprentissage du calcul ou dans celui de la citoyenneté ? de l’orthographe ou de la réflexion ? S’agit-il d’éduquer au dépassement de soi dans la « compétition de la vie » ou à la solidarité ? De favoriser la tête bien pleine ou la tête bien faite ? De mettre en avant l’individuel ou le collectif ? S’agit-il, à travers la pédagogie, de sélectionner des « élites républicaines » ou de réduire les inégalités sociales ? S’il est une évidence, c’est bien qu’une pédagogie « bonne » pour tel objectif ne le sera pas forcément pour tel autre.
Se situant en dehors d’un tel questionnement sur les objectifs assignés à la pédagogie, c’est une approche technocratique et en apparence dépolitisée qui est ainsi mise en avant. Elle débouche, dans la section « Perspectives », sur « des pistes de bon sens […] pour faire progresser la dialectique inexistante entre l’évaluation des enseignants et l’évaluation de l’établissement , pour introduire des leviers en vue de développer des évaluations collectives, transversales et systémiques ».
Et chaque fois qu’apparaissent une observation ou une question séduisantes, la suite nous fait retomber dans la vulgate néo-libérale.
Des questions séduisantes : « Question d’une autre nature et étrange pour moi : pourquoi les enseignants, en tant que collectif professionnel formé à haut niveau, ne se sont-ils pas emparés de leur formation continue et de leur développement professionnel ? » Mais ce seraient « les (et pas « des ») organisations syndicales » qui « ne souhaitent pas que les acteurs de terrains élaborent des stratégies locales qui leur échapperaient »…
Des pistes et des recommandations intéressantes au premier abord : l’auto-évaluation, la protection contre l’ « évaluation 2.0 », Mais tout ceci mis au service d’une vision néo-libérale de l’école : individualisation des parcours (les enseignants « exceptionnels et à valoriser ») et des évaluations (« on peut espérer voir se développer dans les EPLE de réels entretiens individuels d’évaluation ainsi que cela se fait pour les autres agents des Fonctions publiques »).
Ou encore « Agir en professionnel, […] c’est surtout agir collectivement et mesurer collectivement l’atteinte des objectifs collectivement définis ». Mais dans le même temps, la demande d’une évaluation systémique, le résultat de l’ « étape ultime » de l’autoévaluation conçue comme « un mouvement […] créé et un processus systémique engagé pour l’établissement » (page 291), montrent que le « collectif » est réduit à un « système ».
Le benchmarking (analyse comparative) réclamé à plusieurs reprises éclaire cette approche néo-libérale : on va prendre aux autres systèmes ce qui « marche » chez eux, sans poser la question des objectifs politiques et sociaux poursuivis de manière globale.
Et on revient au titre de l’ouvrage : la pédagogie est avant tout une affaire de management, non d’enseignement ou d’éducation.
Les propositions de la dernière partie, « Agir », explicitent encore ce positionnement.
Il y est question de « développer de l’intelligence pédagogique collective » grâce à un « management pédagogique de proximité » qui sera le fait du chef d’établissement, devenu « manager », car (page 315) « les cadres de proximité ont à donner du sens à l’action pédagogique collective » : nulle autogestion ici, mais un « pilotage » par un chef suivant un « axe de l’intelligence pédagogique collective ».
On saura gré à Alain Bouvier de déplorer (p. 362) « la menace du développement de l’école du marché » qui concurrence l’école publique, et (p. 347) le fait que « l’école ne compense pas, ou très mal, les inégalités socioculturelles des élèves qu’elle accueille, elle peut même les accroître ».
Mais les premières propositions finales, commandées par des « questions taboues » auxquelles Alain Bouvier prétend se confronter, reprennent la vulgate néolibérale : « Élaborer un projet systémique », « Viser l’équité par l’individualisation des apprentissages des élèves et de leurs parcours », « accroître la liberté de choix des parents », « Augmenter significativement […] le nombre effectif de jours de classe ».
On peut être un démocrate sincère, soucieux de « liberté, égalité, fraternité », et rêver de construire une école qui s’inscrit totalement dans la vision néolibérale actuelle. La réflexion d’Alain Bouvier s’appuie sur un questionnement dense, mais n’envisage dans ses réponses aucune alternative. D’autres que lui se posent les mêmes questions. Mais leurs réponses sont à l’opposé des siennes, et Alain Bouvier les ignore ou les nie (« Alors que les enseignants sont des professionnels, pourquoi ne s’emparent-ils pas de ces problèmes ? », p.347).
Celles et ceux qui cherchent à avancer vers une école émancipatrice qui ne soit plus – ou qui soit moins – celle du tri social, où le collectif ne soit pas synonyme d’asservissement à un système, où la pédagogie soit affaire de coopération plutôt que de management, ont encore du pain sur la planche…
Et la phrase qui clôt toute cette dernière partie : « rêvons que l’École française soit encore réformable » traduit mieux encore la logique dans laquelle l’auteur s’est enfermé, celle d’une opposition binaire entre conservatisme et réformisme : il ne voit pas – ou plutôt ne veut pas voir – qu’on peut vouloir changer l’école dans une autre perspective que celle exposée ici.
Alain Chevarin
Alain Bouvier, Bernard Toulemonde (préf.), Pour le management pédagogique : un socle indispensable. Connaître – Éclairer – Évaluer – Agir. Berger Levrault (Les Indispensables), 2017, 400 p., 40 €.