Gérôme Truc, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Gérôme Truc -Je suis sociologue, chargé de recherche au CNRS. Je travaille à l’Institut des Sciences sociales du Politique, basé à Nanterre. Mes recherches portent essentiellement sur les réactions sociales aux attentats, sujet sur lequel j’ai publié en 2016 aux Presses Universitaires de France Sidérations, une sociologie des attentats. Mais je suis également agrégé de Sciences économiques et sociales et j’ai donc enseigné au lycée avant d’être recruté au CNRS, de même que dans différentes universités, à Sciences Po et à l’Ecole Normale Supérieure.
Comment est née cette idée d’atelier d’initiation à la sociologie à l’école Abdelmalek-Sayad de Nanterre ?
G. T. – Je suis convaincu qu’il est nécessaire de faire une meilleure place aux sciences sociales (sociologie, anthropologie, etc.) dans le cursus scolaire des élèves français, sans attendre qu’ils arrivent au lycée, comme y invite depuis longtemps Bernard Lahire (voir http://ses.ens-lyon.fr/articles/enseigner-les-sciences-du-monde-social-des-l-ecole-primaire-25461 et https://www.liberation.fr/societe/2012/11/19/bernard-lahire-tous-sociologues-des-l-ecole-primaire_861572). Je pense que cela contribuerait à apaiser un certain nombre de maux dont souffre notre société. En novembre 2017, j’ai eu l’occasion d’en parler avec Benoit Falaize, historien et inspecteur général de l’éducation nationale, qui partage cette conviction. C’est ainsi que, quelques mois après, il m’a mis en contact avec l’école Abdelmalek-Sayad de Nanterre, où était en train de se mettre en place un atelier d’initiation à la sociologie. Abdelmalek-Sayad était un sociologue, collaborateur de Pierre Bourdieu qu’il l’avait connu en Algérie, et directeur de recherche au CNRS. Ce n’est pas si courant qu’une école porte le nom d’un sociologue, et son directeur tient donc à ce que ses élèves aient quelques notions en la matière… Or, il se trouve que cette école se trouve à une demi-heure à pied de mon bureau, sur le campus de l’Université de Nanterre ! L’occasion était trop belle. A partir de février 2019, je m’y suis donc rendu deux fois par mois, pour travailler avec une classe de CE2/CM1.
Quels étaient les objectifs de ce projet ?
G. T. – Pour les élèves, il s’agissait donc d’abord de leur faire comprendre en quoi consistait le travail de ce monsieur qui a donné son nom à leur école : leur faire comprendre ce qu’est la sociologie, comment on peut étudier scientifiquement les phénomènes sociaux. Dans le même temps, l’idée était bien sûr aussi de leur faire toucher du doigt quelques réalités sociologiques sur des sujets qui les concernent directement : les inégalités sociales, les différences de genre, etc. Pour moi, l’objectif était aussi de me frotter à un nouveau type de public, que je ne connaissais pas. J’ai enseigné ma discipline à tous les niveaux où elle s’enseigne, de la Seconde au Master 2, en passant par la préparation à l’agrégation. Et j’ai par ailleurs des enfants en bas âge, mais l’aîné est encore en maternelle… Donc, mis à part les souvenirs que j’en ai personnellement – qui commencent à dater un peu ! -, l’école primaire restait pour moi jusqu’alors quelque chose de très abstrait – comme du reste le collège (même si mon épouse, qui est professeur de français, y a enseigné un temps). J’avais donc besoin d’y aller voir par moi-même pour réfléchir plus concrètement à comment pourrait se faire cette initiation précoce aux sciences sociales que j’appelle de mes vœux. Un projet de manuel scolaire a aussi émergé entre temps, et l’objectif pour moi, à travers de cet atelier, est donc également de tester des idées de modules qui pourraient y rentrer.
Comment présentez-vous la sociologie à ces enfants ?
G. T. – Ils ne partent pas de zéro quand je les rencontre pour la première fois. Leur enseignante fait tout un travail de préparation en amont avant que l’atelier proprement dit ne démarre. Elle les initie à ce que sont les sciences humaines en général, leur explique de manière schématique la différence entre un historien, un géographe, un archéologue, un anthropologue et un sociologue ; sur quoi ils travaillent, avec quels outils, etc. Elle les amène voir le service des archives de la mairie de Nanterre, pour qu’ils comprennent en quoi consiste le travail d’un historien, au musée pour faire des ateliers d’archéologie ou d’ethnographie, etc. Et lorsque je les rencontre pour la première fois, cela se passe dans mon laboratoire, sur le campus de l’Université de Nanterre, dans le cadre d’une sortie scolaire aussi. Cela me permet d’ancrer tout de suite la sociologie dans une réalité concrète et tangible, de leur faire sentir en quoi consiste mon travail au quotidien. Ils rencontrent certains de mes collègues, puis nous passons une bonne heure à discuter à bâtons rompus. Vu tout le travail préparatoire fait avec leur institutrice avant, ils arrivent là avec pas mal de questions qui leur brûlent les lèvres. Qu’est-ce que je fais au quotidien ? Pourquoi j’ai choisi de faire ce métier ? Sur quoi je travaille exactement comme sujet ? Comment je fais pour étudier ça scientifiquement ? etc. Et on part donc de là, avant de reprendre ensuite les choses pas à pas, dans le cadre de l’atelier proprement dit, dans les murs de leur école.
Quels ont été les thèmes abordés ?
G. T. – Cette année, nous avons commencé par parler des inégalités sociales et économiques et de leur inscription dans l’espace à partir d’un petit extrait du livre de Nicolas Jounin, Voyages de classes (La Découverte, 2016). Des étudiants en sociologie vivant en Seine-Saint-Denis y décrivent leurs observations dans les beaux quartiers de Paris, près des Champs-Élysées. J’avais choisi ce texte parce qu’il permet de saisir comment on passe d’un ressenti spontané, avec des jugements de valeurs comme ces enfants et nous en faisons à longueur de journée (« c’est beau ! », « c’est impressionnant ! ») à une démarche sociologique, qui suppose de mettre à distance ce ressenti et de l’interroger (pourquoi suis-je aussi impressionné ? comment se fait-il que je ne me sente pas à ma place, que j’ai l’impression qu’on me regarde bizarrement ? Et pourquoi un tel contraste avec là où j’habite ?) Et il était assez facile aux élèves de transposer ça à leur échelle, c’est-à-dire les différents quartiers de Nanterre et ses alentours. Nous avons aussi parlé du choix des prénoms et des facteurs sociologiques qui pèsent dessus, graphiques à l’appui. Il est très important de toujours partir d’un document – texte, graphique ou autre –, de manière à ancrer le propos et à donner un support aux élèves à partir duquel interroger leurs prénotions et préjugés. Et puis ils ont réalisé une petite enquête auprès de leurs camarades sur leurs pratiques sportives en-dehors de l’école, qui nous a permis de réfléchir ensemble aux différences de genre qui s’observent en la matière (non, ce n’est pas que « les filles n’aiment pas le sport », mais on constate en revanche qu’il y a des sports que pratiquent plutôt les filles, et d’autres, les garçons) et, à la façon dont la profession des parents influe sur le fait de pratiquer ou pas un sport en club en-dehors de l’école, et le choix de ce sport. Mais il y a bien d’autres sujets encore que je voudrais explorer avec eux à l’avenir, de manière à déterminer ceux qui « marchent » le mieux afin d’initier des enfants de cet âge aux sciences sociales, en vue de la préparation du manuel scolaire.
Quels prolongements sont prévus ?
G. T. – Je continue cette année avec une nouvelle classe, et toujours la même enseignante. On va désormais tester plus avant des modules auxquels on a commencé à réfléchir pour le manuel, et de nouvelles thématiques donc. L’idée est aussi de proposer à d’autres enseignants, à l’école Abdelmalek-Sayad et ailleurs, de tester ces modules en classe de manière autonome, sans que moi ou un autre sociologue n’intervienne. Le principal enjeu, à terme, avec le manuel, est de permettre à des enseignants d’écoles élémentaires, qui n’ont pas nécessairement reçu de formation en sciences sociales, de réaliser quand même ce travail d’initiation par eux-mêmes, de manière à pouvoir essaimer bien au-delà de l’école Abdelmalek-Sayad, sans pour autant aller mettre un sociologue professionnel derrière chaque enseignant ! Et peut-être qu’il y aura aussi d’autres prolongements, on verra… J’aimerais bien pouvoir renforcer le lien qui s’est noué à travers cet atelier entre mon laboratoire de recherche à l’Université de Nanterre, l’Institut des Sciences sociales du Politique, et l’école Abdelmalek-Sayad, en mettant en place une visite annuelle au laboratoire d’élèves de l’école et pourquoi pas aussi, dans l’autre sens, des « mini-conférences » où certains de mes collègues viendraient présenter leurs recherches aux enfants et répondre à leurs questions. Je crois vraiment important que nous, universitaires, fassions l’effort d’aller vers ce public.
Propos recueillis par Grégory Chambat pour Q2C