Terreur et récupération
paru dans lundimatin#259, le 19 octobre 2020
Les réactions d’horreur et de stupéfaction suscitées par l’assassinat de Samuel Patty, professeur d’Histoire-Géographie à Conflans-Sainte-Honorine sont unanimes. Mais c’est justement parce que cette barbarie nous accable tous que sa récupération politicienne et de tous bords peut apparaître indécente. Nous avons reçu cette réaction, à chaud, d’une enseignante scandalisée d’être dramatiquement érigée en héro après avoir pris l’habitude au fil des années de se sentir méprisée ; notamment par sa hiérarchie qui s’empresse aujourd’hui d’invoquer une solidarité qu’elle considère hypocrite et intéressée.
Comme si le choc suscité par cet assassinat brutal et insoutenable d’un homme, d’un enseignant, d’un collègue ne suffisait pas, nous devons en plus supporter une seconde vague d’esprit Charlie, réincarné sous la forme #jesuisprof.
Lire, sous la plume de ceux qui d’ordinaire détruisent l’école publique sans relâche, dès lors que cela conforte leur obsession islamophobe, que, lorsqu’un enseignant est attaqué, c’est toute la République qui l’est, les voir se répandre sur le rôle presque sanctifié de l’enseignant « qui donnait un cours sur l’un des piliers de notre démocratie, la liberté d’expression » la semaine même où des enseignants et des enseignantes passaient en conseil de discipline pour « contestation de la réforme du lycée entre 2018 et 2020 », c’est une violence supplémentaire dont nous nous serions bien passé·e·s. Qui plus est dans une période où, dans tous les lycées, injonction est faite aux enseignants et aux enseignantes de ne rien dire des cas de covid+ présents dans leurs classes ou équipes pédagogiques pendant que l’espace public est saturé de discours officiels mensongers : « la rentrée en France est une de celles qui s’est le mieux passée », alors que la loi sur « l’école de la confiance » qu’ils ont imposée restreignait, dans son premier article, la liberté d’expression des enseignant·e·s dans l’espace public, alors que dans tant d’académies, dans tant de lycées, tout a été fait pour empêcher les enseignantes et les enseignants de rencontrer les parents d’élèves pour discuter avec eux de la réforme du lycée et des raisons de leur opposition à cette destruction en règle de l’école, alors qu’au niveau des rectorats ou des établissements des enseignantes et des enseignants sont convoqué·e·s et se voient reprocher tel post de blog sur Macron, tel engagement auprès des gilets jaunes, Cet enseignant a-t-il été assassiné en raison de son Enseignement moral et civique, ou parce que des élèves et des parents d’élèves l’ont diffamé de la manière la plus abjecte et mensongère qui soit, lui imputant des pratiques qui n’étaient pas les siennes ? Un article du Monde d’aujourd’hui invite à se poser la question et à mettre un peu de complexité.
Quoi qu’il en soit, pour ce qui est des cours d’EMC sur la liberté d’expression, les plus clairs que les élèves aient reçu, ces dernières années, leur ont sans doute été administrés par « la République » lorsqu’elle a envoyé les CRS ou la bac au moindre blocage de lycée, en faisant mettre les lycéens et les lycéennes à genoux, en les faisant arrêter, mettre en garde à vue, traduire en justice, en leur tirant dessus au LBD – dans la désormais et très provisoirement sacro-sainte école publique, des épreuves anticipées du bac ont eu lieu, l’hiver dernier, sous le contrôle de la police.
Ajoutons qu’on a peine à savoir ce dont on parle, avec cette idée de « République » menacée, puisque, dans la bouche des mêmes, elle l’était, il y a quelques semaines, par des « crop top », des nombrils à l’air et des jambes trop longues et trop découvertes.
Si tant est qu’elle existe, « la République » était sans doute davantage menacée lorsqu’une directrice d’école s’est donné la mort dans son établissement, et, plus que menacée, carrément piétinée, par le silence et le déni de l’institution, des médias, de la société.
Elle est sans doute menacée, au quotidien, à chaque fois qu’un noir ou un arabe se fait contrôler arbitrairement par la police, à chaque fois qu’un noir ou un arabe se fait tuer par la police parce qu’il court dans la rue, à chaque fois qu’une femme est assassinée, battue, violée, par un homme. Ces actes de fascisme ordinaire, comme la fascisation du pays qui s’accélère de manière hallucinante, menacent au quotidien bien plus « la république » et les vies que le terrorisme (74 féminicides jusqu’à présent pour l’année 2020, 19 morts entre les mains de la police en 2019. Et lorsque les femmes qui dénoncent les féminicides sur les murs se retrouvent en garde à vue, lorsque systématiquement les collages féministes sont arrachés, on voit, là encore, le cas qui est fait de la liberté d’expression.
Le tweet du ministre “soutien aux professeurs, à la laïcité, à la liberté d’expression et contre l’islamisme” serait plus clair avec un “et” en moins ; il est assez pénible de voir soudain célébrer comme héros de la liberté d’expression celles et ceux dont la parole est étouffée ou réprimée au quotidien.
On a vu comment l’État a traité les soignants et les soignantes après avoir orchestré le rituel des applaudissements. Il n’y a rien de réjouissant à recevoir les nôtres aujourd’hui.
V., enseignante, 18 octobre 2020