Personne ne libère autrui,
personne ne se libère seul,
les hommes se libèrent ensemble.
Paulo Freire
Eduquer pour émanciper
On se demande aujourd’hui quel monde nous allons laisser aux générations qui viennent. Mais nous autres, enseignants-tes et éducateurs-trices, nous pourrions à l’inverse nous poser la question :
Quels enfants allons-nous laisser au monde ?
Que voulons-nous ? Conformer les plus jeunes à un monde en voie de décomposition qui se distingue avant tout par sa grande brutalité ou les mettre en capacité de construire collectivement une société plus juste, en un mot égalitaire ?
Eduquer pour émanciper, c’est rendre conscient le fonctionnement de la domination sous toutes ses formes, mettre en situation non pas de soumettre l’autre à son pouvoir, mais de transformer une réalité insupportable pour reprendre une idée force de la pédagogie sociale.
Le réel de l’utopie
Le jeudi après-midi, un des ateliers est consacré aux écoles alternatives. A cette occasion, des participants proposent la projection d’un film documentaire consacré à une école expérimentale de Berlin. On y voit comment il est possible de développer avec les enfants une pédagogie non directive, qui repose sur la démocratie réelle (conseil d’enfants décisionnel) et l’éducation mutuelle. Pascal, enseignant au Lycée Autogéré de Paris (LAP), intervient pour expliquer qu’il s’agirait moins d’en rester à des expérimentations qu’à la généralisation des pratiques pédagogiques alternatives à l’ensemble du secteur de l’éducation. Il est vrai que l’Etat peut tolérer ici et là formes d’expérimentations pédagogiques, mais leur systémisation deviendrait problématique: elle gripperait la machine scolaire comme instrument au service de la reproduction sociale.
Du coup, je me dis qu’on pourrait changer légèrement de perspective en se demandant comment subvertir l’école à l’aide des pédagogies alternatives. Ce serait une manière de penser la pédagogie comme un acte de désobéissance.
Les pédagogies alternatives, même avec leurs limites, sont toutefois déjà là. Elles constituent un élément de la réalité sur lequel prendre appui pour transformer la société.
Des questions résistent pourtant à nos réponses. Gurvan est animateur à Champigny-sur-Marne ; Il s’intéresse de près aux pédagogies alternatives, en particulier à la pédagogie sociale. Il a mené une expérience de conseil d’enfants en centre de loisirs pendant deux ans. Je lui demande si les enseignants se sont emparés de l’idée. Il me répond que cela les a intéressés et rendus curieux, mais pas au point de tenter le coup dans leur classe…
Comment porter une conscience collective oppositionnelle au sein de l’institution ?
On peut suivre Rémi Hess (il est intervenu le jeudi matin en plénière sur le thème du journal de pratique de classe) quand il définit la politique comme la capacité de faire converger les forces résiduelles du refus.
Mais comment une technocratie de quelques centaines de personnes peut-elle avoir raison de plusieurs centaines de milliers de voix ?
C’est d’autant plus difficile à comprendre que les nouvelles méthodes autoritaires de management en vogue ces dernières années n’améliorent en rien la qualité de l’éducation publique, tout en dégradant considérablement nos conditions de travail.
Qui contrôle le temps a le pouvoir
Je me souviens d’une conversation avec un collègue du lycée pendant la pause déjeuner. Il me confiait que dans les années 1970, il avait travaillé dans un établissement où la communauté scolaire avait décidé de supprimer les sonneries, les enseignements n’étant alors plus contraints par une quantification du temps quasi obsessionnelle comme aujourd’hui. Il avait observé un net changement : tous et toutes étaient plus détendus-es et l’ambiance davantage propice aux apprentissages. La vie y était en somme plus libre et plus intense.
Il a été beaucoup question de temps aliéné et de dépossession de notre travail durant le stage. Un élève du Lycée autogéré de Paris présent à l’un des ateliers a donné son sentiment sur l’institution scolaire :
J’ai l’impression que vous manquez de temps pour travailler sur projet.
Eduquer en effet nécessité du temps, un temps différent de celui de la société marchande. Il faudrait faire une critique des rythmes scolaires à partir de ce point de vue. Et se demander aussi si les « réformes » et contre-réformes continuelles ne nous empêchent pas tout simplement de faire notre travail en profondeur. Le journal de pratique en classe tel que nous l’a présenté Rémi Hess pourrait s’avérer être ici un outil précieux, tant il permet de prendre du recul, de rassembler des moments épars, de lutter contre la séparation qui nuit au sens et à la saisie de la complexité des processus cognitifs et sociaux.
L’école à l’école de l’Autre
Laurent Ott définit la pédagogie sociale de la manière suivante : c’est une pratique collective qui a pour but de faire en sorte que les masses et multitudes prennent le pouvoir sur leur environnement. Elle se pratique au plus près des individus et part du principe que la réalité est insupportant, et donc inacceptable, et qu’il faut la changer. La pédagogie sociale pense de plus l’éducation d’une façon globale, c’est-à-dire aussi bien dans et hors de l’école. C’est pour cette raison qu’elle insiste sur l’environnement éducatif qui réuni à la fois éduqués-ées, éducateurs-trices et familles.
Je me dis qu’il y a d’emblée un problème si l’on observe l’école publique à la lumière de la pédagogie sociale. Tout se passe en effet comme si l’école voulait bien changer l’Autre, mais à la condition que ce dernier ne la touche d’aucune manière que ce soit. Je ne peux m’empêcher de penser qu’une partie de la violence de et à l’école vient de là.
C’est le même L. Ott qui explique que la pédagogie sociale part non seulement des individus, mais aussi de leurs conditions sociales. Cela soulève la question de la relation à établir entre les cultures populaires et la culture scolaire dite « légitime ». Quand on dit que l’école s’est ouverte sur le monde, elle ne s’est en fait le plus souvent contentée que de s’approprier les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Une éducation populaire et émancipatrice ne peut pas se passer d’une réflexion sur ce que signifie une culture vivante, celle qui a partie liée avec le corps et le sensible, la chair des choses.
Pour une convergence du syndicalisme de lutte et de transformation sociale et des pédagogies émancipatrices
Juste après le stage, nous continuons à discuter dans le métro. Encore une fois, je pose la question : mais comment une poignée de bureaucrates peuvent-ils mettre un pas un million de personnes ?
Une camarade s’exclame :
Mais tu sais, une collègue contractuelle a été virée dans mon collège parce que ça se passait mal avec les élèves. Les plus précaires d’entre nous ne veulent pas se lancer dans les pédagogies alternatives de peur de se mettre en danger !
Ou comment la précarité au travail et du travail réduit à rien notre liberté pédagogique…
Et maintenant ?
Maintenant que l’Autre en nous
fait vaciller le je
en mettant au jour notre propre précarité,
nous pouvons bien porter
une partie de sa cause.
Jérôme
Richesse des possibles
A la bonne heure !
Cette lecture, que du bonheur !
Quel délice.
Richesse des possibles
Dans l’immédiat, il y aurait bien une solution de transition proposable. Voir http://education3.canalblog.com/archives/2014/01/30/29082450.html
La rédaction d’un appel est encours, il sera bientôt publié sur Q2C
Richesse des possibles
Bis ! (le temps de la rime)