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Autour de Tolkien : rencontre avec Vincent Ferré

Vincent Ferré, professeur de littérature générale et comparée à l’UPEC (Université Paris Est Créteil), s’intéresse aux relations entre littérature et philosophie, en particulier à propos de l’œuvre de Proust ; mais aussi à la réception du Moyen Âge en littérature et dans les arts. C’est dans ce cadre qu’il travaille sur l’œuvre de J.R.R. Tolkien (1892-1973), écrivain anglais et professeur de langues et littératures médiévales à Oxford.

Questions de classe(s) – Même si l’œuvre de Tolkien a connu ses dernières années un nouvel engouement médiatique avec les fameuses adaptations cinématographiques, elle ne bénéficie pas toujours d’une reconnaissance institutionnelle, scolaire ou universitaire. Qu’est-ce qui vous a conduit à étudier cette œuvre?

Vincent Ferré – J’avais commencé à lire les livres du CDI dans l’ordre des rayons… et avant les auteurs en a, on trouve des dizaines de contes et légendes du monde entier, qui avaient retenu mon attention ; mais aussi un étrange volume à reliure rouge, anonyme, qui contenait des récits arthuriens. Vers 15 ans, un ami m’a conseillé « une autre lecture arthurienne », celle du Seigneur des Anneaux ; mais mon intérêt n’a pas été immédiat : les cent premières pages, avant le départ pour l’aventure, m’ont dérouté. Et ce n’est qu’à la seconde lecture que j’ai trouvé mes repères pour entrer dans cette œuvre de 1200 pages.

Q2C – Comment cette passion est-elle reconnue autour de vous ? Que savez-vous de la manière dont cette œuvre est étudiée au collège et au lycée ou encore à l’université ? En quoi peut-elle, selon vous, avoir un intérêt éducatif ?

V. F. – Tout d’abord, je crois qu’il faut rectifier une idée concernant la place de Tolkien dans le secondaire et à l’université : combien d’auteurs étrangers, 40 ans après leur disparition (J.R.R. Tolkien est mort en septembre 1973), ont fait l’objet de plus de 200 travaux universitaires ? Et l’on sait que Le Hobbit comme Le Fermier Gilles de Ham sont enseignés au collège : parce qu’ils permettent de saisir les mécanismes du conte et de réfléchir aux enjeux de la « littérature de jeunesse », qui fait l’objet d’analyses très stimulantes. Le Fermier Gilles de Ham est un récit à double niveau, associant la trame du conte (un personnage humble devient roi après une série d’épreuves) et clins d’oeil à destination des adultes ; Le Hobbit est une histoire inventée par Tolkien pour ses propres enfants, mais ce récit a donné naissance au Seigneur des Anneaux, écrit pour les adultes. Sans oublier leurs qualités intrinsèques : l’humour, la vivacité du récit et l’univers de la Terre du Milieu, dans le cas du Hobbit.

A titre personnel, j’enseigne l’œuvre de Tolkien à des étudiants de première année (en Histoire, Lettres, anglais, philosophie…) à l’UPEC, ainsi que dans le cadre d’un séminaire de Master (bac +4/5) en Lettres. J’encadre aussi des thèses : on peut consulter ici* une liste, mise régulièrement à jour, de masters et de thèses consacrés à cet auteur.

Q2C – Tolkien s’est toujours insurgé contre l’idée que son œuvre serait une transposition de la réalité, une allégorie de la lutte contre le nazisme ou le communisme. Peut-on malgré tout envisager une lecture « politique » de ses textes, y voir, par exemple, une réflexion sur le pouvoir ?

V. F. – Plus exactement : Tolkien était contre l’idée qu’il aurait pu cacher une analogie stricte avec une période historique donnée, que le lecteur aurait dû décoder ; il s’opposait à l’idée d’un sens caché, d’un message codé imposé au lecteur. En revanche, il n’a pas nié l’importance du contexte historique sur la naissance des récits de la Terre du Milieu : comme le rappelle la biographie de John Garth, Tolkien et la grande guerre, parue en français le mois dernier (éd. Bourgois), l’expérience des tranchées a été déterminante pour le jeune Tolkien, jusqu’alors poète. Dans sa préface au Seigneur des Anneaux, Tolkien fait la distinction entre l’allégorie (pour lui, ce roman ne contient pas de signification unique, à deviner par le lecteur) et l’applicabilité ; pour lui, les œuvres d’imagination, marquées par le merveilleux, permettent au lecteur de mieux saisir le monde qui l’entoure – mais il y a autant d’interprétations que de lecteurs !

Dans le cas du Seigneur des Anneaux, on peut effectivement estimer qu’il illustre l’adage selon lequel « le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument ». Mais si on entre dans le détail, commencent les divergences : pour certains lecteurs hâtifs, la Comté représenterait un âge d’or, la royauté du Gondor un modèle idéal. La lecture attentive du Seigneur des Anneaux, des lettres de Tolkien (qui constituent un commentaire passionnant de l’œuvre) ou de textes moins connus tels que Le Retour de Beorhnoth ou le Fermier Gilles de Ham, met au contraire en lumière une critique très cohérente des figures de chefs, dès lors qu’ils exercent une autorité sourde à la collectivité, et qu’ils poursuivent des buts égoïstes : c’est ce que Tolkien, comme spécialiste de littérature médiévale, reproche à Beowulf devenu roi, ou au roi Arthur que l’on trouve dans Sire Gauvain et le chevalier vert, ou encore au Beorhtnoth qu’il met en scène. Le contre-modèle, qu’il prenne les traits d’Aragorn dans Le Seigneur des Anneaux ou du fermier Gilles, est un chef sorti de l’anonymat, qui s’affirme progressivement au point d’être reconnu et choisi par le plus grand nombre – on peut aussi songer au modèle démocratique de la Comté, sur ce point.


Q2C – Pour conclure, pouvez-vous nous dire quelle est votre actualité pour les mois à venir ?

V. F. – Dans l’immédiat, continuer à travailler sur les diverses éditions du Hobbit, dans la nouvelle traduction de Daniel Lauzon, publiée en 2012 chez Christian Bourgois éditeur : 43 ans après la première traduction (sous le titre Bilbo le Hobbit), cette édition a bénéficié de notre connaissance du monde de Tolkien et d’une attention particulière apportée au rythme, en particulier pour les chansons et les poèmes – pour retrouver le style très particulier que possède Le Hobbit en anglais.

Cette nouvelle traduction a été publiée en version illustrée par Alan Lee, l’illustrateur devenu célèbre pour son travail sur Le Seigneur des Anneaux et les adaptations de Peter Jackson, en 2001-2003 puis 2012-2014), plus récemment par Jemima Catlin, mais les éditions Bourgois proposent aussi depuis l’automne une édition illustrée par Tolkien lui-même (on ignore ses talents d’illustrateurs et d’aquarelliste). C’est cette traduction qui a été retenue pour la sortie d’un audiobook, dans une version lue par Dominique Pinon – mais on peut aussi entendre des extraits lu par Guillaume Galienne, à l’été 2013*.

Sur un plan plus strictement universitaire : je prépare l’édition d’un volume de textes intitulés Lire Tolkien, prévu chez Pocket pour la fin 2014 ; et d’un livre reprenant les conférences données à Cerisy en juillet 2012 (chez Christian Bourgois éditeur, dans quelques mois).

Enfin, travaillant de plus en plus au sein d’un réseau de chercheurs, en particulier celui constitué à l’occasion du travail sur le Dictionnaire Tolkien (CNRS Editions, 2012), j’essaie de faciliter la publication d’essais consacrés à Tolkien, comme le volume que prépare Michaël Devaux, qui contiendra de passionnants inédits de Tolkien.

Voilà pour le travail en cours, dont je peux parler ; mais les lecteurs de QDC peuvent consulter le site www.pourtolkien.fr, où sont régulièrement mises en ligne des informations sur les éditions des œuvres de Tolkien.***

* Lien : http://pourtolkien.fr/spip.php?rubrique6
** vous pouvez également consulter : https://www.facebook.com/LeHobbitNouvelleTraduction ; et http://www.scoop.it/t/tolkienlehobbit
*** Lien : http://pourtolkien.fr

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