Voilà, c’est fait. Le ministre de l’intérieur, premier flic de France, a désigné les chefs d’établissement du secondaire comme des patrons. D’où vient ce sentiment qu’il est sorti de sa cachette ou, comme on dit dans le langage martial et viriliste qu’il rejoint ici, qu’il a « dégrafé sa braguette » ?
Outre le fait qu’il se permet de passer commande auprès d’institutions qui ne dépendent en rien de son ministère, il faut à notre sens lire attentivement ce que révèle la formule. Un certain médecin viennois du début du XXe siècle envisageait de possibles relations entre le « mot d’esprit » et l’inconscient, dans le même sens, il supposait les lapsus comme des phénomènes révélateurs. On peut aussi supposer qu’il n’y a rien là de maladroit, qu’à ce niveau de responsabilité chaque mot est calculé. Ce pari n’est pas nécessairement stupide, il dévoile une certaine cohérence.
Sous l’impulsion des réformes menées par M. Blanquer, le secondaire est en train de devenir un vaste univers de « concurrence libre et non faussée », la sélection en fin de seconde pour répartir les élèves entre les enseignements de spécialité, pour trier ceux qui pourront et ceux qui ne pourront pas suivre les maths, la physique et la SVT, préfiguration de l’autre sélection, celle de parcoursup, entraine déjà un effet de concurrence entre les enseignements, entre les établissements, chacun, dans une logique de marché pur, cherchant à se placer sur le devant.
On se dira que cela ne concerne que le lycée général (50% des bacheliers seulement, faut-il le rappeler ?), mais la réforme du lycée pro ressemble furieusement à une vente par lot aux branches professionnelles et rend impossible toute forme de passerelle avec le lycée technologique.
On se dira que le collège est encore un service public, c’est oublier que la DGESCO, dans une note envoyée aux recteurs le 6 mars précise que l’accès aux enseignements de spécialité sera donné en priorité aux élèves déjà inscrits dans le même lycée en seconde, et que donc la foire d’empoigne commencera dès la troisième – commence, en fait.
On se dira qu’au moins l’école… Oserons-nous parler ici de la mise au pas de ces dernières par les « Établissements publics du socle commun », sous prétexte de « mutualisation des moyens », gérés, comme on le sait, par le patron en question.
Ce n’est que l’intérieur, voyons le tour extérieur. Fanny Anor, conseillère spéciale de Jean-Michel Blanquer, vient directement de l’Institut Montaigne, où elle était « spécialiste des questions d’éducation ». Pour se rendre compte à quel point elle influence la politique actuelle, il suffirait de lire par exemple sa note du 5 juillet 2016 sur le baccalauréat, où elle suggère : « Il est indispensable que les prérequis jugés nécessaires pour réussir dans une filière soient clairement énoncés », belle annonce des fameux attendus de parcoursup. Elle conclut cette note en revendiquant l’instauration d’un système sélectif à l’entrée de l’université.
Il ne nous parait pas nécessaire ici de rappeler les liens organiques de l’Institut Montaigne avec l’idéologie entrepreneuriale. Plus intéressant peut-être seraient ses liens avec Agir pour l’école, la fondation dont la méthode de lecture est imposée aux forceps dans un nombre croissant d’écoles, avec la bienveillance (le mot est faible) du ministre.
Nous en passons. Admettons, pour ne pas tomber sous les fourches caudines du « complotisme » qu’il n’y ait pas connivence, il y au moins cohérence. L’ «autonomie » des établissements (en fait de leurs « patrons », je ne crois pas qu’il soit question, comme dans certains établissements allemands, que les enseignants élisent leur administrateur parmi leurs pairs), les rappels à l’ordre académique à la suite des premiers mouvements de protestation contre la réforme du lycée, l’article 1 de la loi sur l’école de la « confiance » et son accompagnement par une offensive médiatique autour de cet étrange « devoir de réserve », la prise en main est bien là. La place est prête pour les chefs.
En rentrant dans les classes, on voit que ça ruisselle : la lecture réduite à la « fluence », l’enseignement des lettres à un canon littéraire mal digéré (réduire les Contemplations de Hugo à l’histoire d’une âme ! si les informations officieuses se confirment, évidemment), de l’informatique à un simple usage des outils numériques, sans en comprendre les formes, on en passe encore. Là aussi, le prof est le patron, les élèves exécutent. Nos édiles inventent la vassalité pédagogique, qui va, de soumission en soumission, de notre cher ministre aux « petites têtes blondes ».
Ce que dit le mot « patron » c’est que la politique éducative actuelle est évidemment néo libérale, imprégnée d’idéologie entrepreneuriale et frappée au coin de l’autoritarisme, si bien incarné par notre ministre de l’intérieur, qui ne s’occupe d’éducation que lorsqu’il s’agit de parquer des lycéens dans des cars surchauffés ou de les mettre à genoux, mains derrière la tête, pour qu’ils se « tiennent tranquille ».