Préambule : L’Éducation nationale ne doit pas préparer les jeunes dont l’économie ou la société ont besoin. La finalité de l’éducation est de provoquer une métamorphose chez un être pour qu’il sorte de lui-même, surmonte sa peur de l’étranger, et rencontre le monde où il vit à travers le savoir.
Moi, ministre de l’Éducation nationale, je n’ai qu’une obsession : que tous ceux qui me sont confiés apprennent à regarder les autres et leur environnement, à écouter, discuter, échanger, s’exprimer, s’émerveiller. À la société de s’arranger avec ceux qui sortent de l’école, aux entreprises d’organiser les évaluations et la formation de leur personnel à l’entrée des fonctions. Il faut que les rôles cessent d’être inversés : l’éducation nationale ne produira plus de chair à profit.
Article premier : Il faut supprimer tout esprit de compétition à l’école. Le moteur de notre société occidentale est la compétition, et c’est un moteur suicidaire. Il ne faut plus apprendre pour et à être le premier.
Article deuxième : L’évaluation notée est abandonnée. Apprécier une copie, ou pire encore, une intelligence avec un nombre, c’est unidimentionnaliser les capacités des élèves. Elle sera remplacée par l’émulation. Ce principe, plus sain, permettra la comparaison pour progresser, et non pour dépasser les camarades de classe. Mettre des mots à la place des notes sera plus approprié.
Article troisième : Les examens restent dans leur principe, sachant que seuls les examens ratés par l’élève sont valables. Ils sont utiles aux professeurs pour évaluer la compréhension des élèves. Mais les diplômes ou les concours comme le baccalauréat sont une perte de temps et sont abolis. Sur tous les frontons des lycées figurera l’inscription : ” Que personne ne rentre ici s’il veut préparer des examens. ”
Article quatrième : Les grandes écoles (Polytechnique, l’ENA…) sont remises en question dans leur mode de recrutement. La sélection, corollaire nécessaire de la concurrence, et qui régissait l’entrée dans ces établissements, ne produisait que des personnalités conformistes, incapables de créativité et d’imagination. Pour entrer à l’ENA, des jeunes de vingt-cinq ans devaient plaire à des vieux de cinquante ans. Ce n’était pas bon signe.
Article cinquième : Les enseignants n’ont plus le droit de se renseigner sur l’âge de leurs élèves. Les dates de naissances doivent être rayées de tous les documents scolaires, sauf pour le médecin de l’école. Il n’est plus question de dire qu’un enfant est en retard ou en avance, car c’est un instrument de sélection. Chacun doit avancer sur le chemin du savoir à son rythme, et sans culpabilisation ou fierté par rapport aux camarades de classe. Par contre, un professeur a le devoir de demander à l’élève ce qu’il sait faire pour adapter son enseignement, éventuellement programmer un redoublement. Le redoublement est d’une réelle utilité s’il n’a pas de connotation de jugement.
Article sixième : Chaque professeur sera assisté d’un professeur de philosophie. Il faut en effet doubler l’accumulation des connaissances d’une approche par les concepts. Il faut en particulier passer par l’histoire des sciences, resituer les connaissances par rapport aux erreurs historiques d’interprétation des savoirs. Il faut que les élèves aient conscience des enjeux politiques qui se cachent derrière le progrès scientifique. On pourra rester quelques semaines sur un même concept, plutôt que de saupoudrer du savoir dans chaque cours.
Article septième : Le travail des professeurs par disciplines est annulé au profit du travail en équipe. La progression du travail des classes ne doit pas être perturbée par des impératifs de programme.
Article huitième : Chaque personne disposera dans sa vie, vers la fin de la trentaine, de quatre années sabbatiques afin de faire le point, se réorienter, apprendre d’autres choses. Chacun a le droit de vouloir changer de métier ou de vocation, parce qu’il n’est pas évident de se déterminer définitivement à dix-huit ans.
Article neuvième : le ministère de l’Économie ne dictera plus ses besoins au ministère de l’Éducation. Dorénavant, le ministre de l’Économie donnera tous les moyens nécessaires à l’Éducation nationale pour réussir sa vocation.
Paru le 22 mars 1999 dans L’Humanité. Merci à Philippe Watrelot (Cahiers pédagogiques) de nous rappeler ce texte.
Jean-Pierre Fournier
Moi, Albert Jacquard, ministre de l’Éducation, je décrète :
génial, dommage que des personnes comme ça ne soient pas plus nombreuses ….. en plus pour les formateurs comme les élèves, ce n’est que du bonheur ! ! !
Moi, Albert Jacquard, ministre de l’Éducation, je décrète :
Quel génie cette homme….si seulement tout ceci se produisait!!!!Nous te regretterons!!!!! repose en paix….
Moi, Albert Jacquard, ministre de l’Éducation, je décrète :
Autant j’applaudis au préambule, autant je trouve démagogique de dire :
«La sélection, corollaire nécessaire de la concurrence, et qui régissait l’entrée dans ces établissements, ne produisait que des personnalités conformistes, incapables de créativité et d’imagination.»
Ben c’est pas vrai. Je connais au moins deux X- corps des mines (et c’est un peu un summum de normalisation) qui font des livres très critiques de notre société.
Par contre, j’applaudis à découpler l’école de la société. L’Ecole n edoit pas préparer les enfants au monde tel que _nous_ estimons qu’il sera (ou qu’il devrait être).
Mais tout ce qu’il dit revient au discours des pédagogistes qui veulent révéler la “connaissance immanente” chez l’enfant et patati et patata (parce que les tables de multiplications sont innées peut-être ?). Le pire est que ca peut marcher pour des enfants dont les parents sont CSP++. Mais je connais plein d’enfants de milieux défavorisés (pas qu’eux d’ailleurs) à qui il fait du bien d’apprendre par coeur et d’avoir des échéances. Parce que la vie ne dure pas infiniment …
Apprendre sans contrainte de temps. Là aussi c’est bien joli. Mais ca peut marcher pour les enfants dont les parents peuvent les suivre (en gros les enfants de profs !). Pas les autres. N’est-ce pas ce pédagogisme qui explique la reproduction des élites ?
C’est là où le discours gauchiste des pédagogistes revient à enfoncer les enfants de pauvres et sauver les enfants de riches. Et ils s’affublent des oripeaux de la bien-pensance pour condamner ceux qui sont en désaccord …
Moi, Albert Jacquard, ministre de l’Éducation, je décrète :
Faut-il polémique une fois de plus à partir de termes biaisés et hostiles (“pédagogistes”) et sans lien avec le texte de Jacquard, qui ne devient qu’un simple prétexte ?
Aucun pédagogue n’a dit qu’à un moment ou un autre il ne fallait pas acquérir des automatismes ou se donner des contraintes – à condition qu’on sache pourquoi, que cela ait du sens. Et pour beaucoup d’enfants des classes populaires, les apprentissages n’ont pas de sens.
Quant au fait qu’il y ait des polytechniciens critiques… c’est justement le cas d’Albert Jacquard. Mais de rares exceptions ne justifient pas un système qui permet aux élites de se reproduire avec un sentiment de totale légitimité – et dans des lieux où les prétendus “pédagogistes” sont complètement absents.
Relisons Albert Jacquard et, au-delà de ce texte magnifique, ses livres sur l’égalité humaine, ses combats pour les droits sociaux.