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Les voies incertaines de l’émancipation

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La rationalité économique néolibérale écrit Wendy Brown dans son dernier livre traduit en français excède largement l’économie pour envahir toute les sphères de la vie humaine. Mais en soumettant le politique à sa propre logique, elle menace l’idée même de démocratie. C’est cette contradiction au cœur du capitalisme contemporain que le mouvement des gilets jaunes a su mettre à nu. Dans un petit ouvrage polémique mais prémonitoire sur l’épuisement de la démocratie représentative, Jean-Pierre Carnier revient quant à lui sur l’émancipation comme projet politique.


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Le cauchemar néolibéral

Même s’il est bien trop tôt pour tirer toutes les conséquences du mouvement dit des gilets jaunes, il est possible toutefois de pointer sa radicalité et ses limites.

On a dit à juste titre que ce mouvement avait réussi à arracher plus de concessions de la part de l’État en quelques jours que les mobilisations syndicales en trente ans. Il a surtout fait trembler une coalition au pouvoir qui ne semble plus tenir que par la matraque et une violence répressive qui cache mal une situation de grande faiblesse tant sa légitimité est contestée par une partie significative du peuple.

Mais la radicalité du mouvement est peut-être encore ailleurs. Il pose en effet la question de savoir quelle dose d’inégalité et d’injustice sociale une communauté humaine peut encaisser avant de se disloquer tout à fait. C’est qu’une somme d’individus occupés à calculer en permanence leur intérêt égoïste ne suffit pas à faire une société.

Sans le percevoir clairement, le mouvement des gilets jaunes s’insurge contre ce que la politologue Wendy Brown nomme l’«économisation de la vie», c’est-à-dire l’idée selon laquelle toutes les activités humaines pourraient être reconfigurées et réorganisées sur le modèle de l’entreprise et mises en marché. Si les gouvernements n’ont plus de compte à rendre qu’aux marchés et aux bureaucraties internationales (Union européenne, FMI, Banque mondiale, etc.) qui permettent leur reproduction, alors il ne peut plus être question de démocratie mais, au contraire, d’un immense processus de privatisation et de dépossession politique des peuples, ce que Wendy Brown appelle «défaire le dèmos» (1). Le grand moment de fraternisation auquel le mouvement a donné lieu autour des ronds-points est peut-être bien aussi une forme de résistance à la destruction des communautés et du commun par le capitalisme néolibéral.

L’auto-émancipation : une utopie concrète

La critique jusqu’à la caricature que les gilets jaunes adressent à toute représentation politique, et que l’on pourrait résumer par l’expression «Qu’ils dégagent tous !», ne doit pas masquer le fait que ce mouvement est à la recherche d’un devenir démocratique au-delà de sa forme actuelle, la démocratie représentative précisément, maintenant qu’elle semble avoir épuisé ses potentialités, au point qu’il n’est pas exagéré de parler de République sans le peuple et même contre le peuple.

On pourra trouver le petit livre de Jean-Pierre Garnier, Émanciper l’émancipation (2), parfois inutilement polémique et injuste dans ses attaques contre les tenants de la critique de la valeur (3). D’ailleurs, comme il le concède, il est impossible de concevoir une politique générale d’émancipation sans un travail d’élucidation du fonctionnement du système d’exploitation et de domination actuel. Il n’empêche qu’il a raison de s’interroger sur la grande théorie quand elle ne s’enracine pas dans les pratiques sociales et le vécu quotidien des groupes dominés, prenant ainsi le risque de s’enfermer dans les ghettos universitaires et de se condamner à l’impuissance.

Et de partir de cette définition de la démocratie du révolutionnaire enragé Varlet qui, en 1792, écrit :
«La démocratie (…) c’est-à-dire celui des moyens par lesquels le peuple peut se représenter à lui-même ses intérêts et ses besoins, discuter et formuler ses règles et ses projets.» (4)
Wendy Brown insiste sur le fait que le désir de démocratie n’est pas spontané ni naturel et qu’il peut très bien disparaître s’il n’est pas cultivé. C’est aussi ce que rappelle à sa manière J-P. Garnier, citant l’Écossais John Oswald qui prit fait et cause pour la Révolution Française en 1793 :
«L’habitude de déléguer à autrui le soin de penser pour nous, nous fait insensiblement désapprendre à penser tout à fait.» (5)

D’où l’importance d’une éducation du peuple dans la démocratie et pour la démocratie. Mais Wendy Brown montre que l’éducation publique est elle-même rattrapée par la rationalité néolibérale, l’efficacité économique et l’acquisition de compétences conformes aux attentes du marché s’imposant au détriment des savoirs critiques qui permettent de penser les rapports de domination et de participer avec discernement à la vie sociale et politique. Il n’y a pas de culture démocratique qui tienne longtemps sans éducation démocratique, l’une se nourrissant de l’autre. C’est pourtant cette relation que le capitalisme néolibéral vient interrompre.

Aujourd’hui, une partie des gilets jeunes semble succomber à un électoralisme qui ne peut être une réponse à la crise politique et sociale majeure que nous traversons. Car soit nous inventons ensemble de nouveaux espaces démocratiques propices à l’institution de communautés d’égaux et du partage ouvertes à la pluralité et la singularité, avec nos différences et dans la conflictualité respectueuse de l’intégrité et la parole de chacun et chacune, nous réussissons à refaire ensemble société autrement, soit c’est la désintégration sociale qui guette, avec tous les risques de dérives autoritaires que cela comporte.

Dès lors que l’existence commune ne va plus de soi et menace de se désagréger sous la loi d’airain néolibérale, le problème des structures de vie collective, du lien social et des valeurs autour desquelles le refonder, qui a suscité l’intérêt des premiers socialistes, redevient une question décisive.

1. Wendy Brown, Défaire le Dèmos, Le néolibéralisme, une révolution furtive, éditions Amsterdam, 2018, 288 p., 22 €

2. Jean-Pierre Garnier, Émanciper l’émancipation, Éditions Critiques, 2018, 157 p., 12 €.

3. Ses critiques concernent en particulier Anselm Jappe, auteur de Crédit à mort. La décomposition du capitalisme et ses critiques, éd. Ligne, 2011, et, plus récemment, de La Société autophage. Capitalisme, démesure et autodestruction, éd. La Découverte, 2017..

4. Cité par J-P Garnier, op. cit. p. 72.

5. John Oswald, Le gouvernement du peuple, cité par J-P. Garnier, op. cit. p. 67.

[**VIDÉO – Jean-Pierre Garnier – Émanciper l’émancipation (Éditions critique)*]

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