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Le pédagogue et le paysan

Article paru dans la revue “Alternatives rurales” – N° 79 – été 2001 (1)

S’il y a bien trois fonctions essentielles permettant à l’espèce humaine de survivre, ce sont bien se nourrir, se mettre à l’abri et éduquer sa progéniture de telle façon qu’elle puisse s’insérer dans le monde que les sociétés de cette espèce a aménagé, normalement pour mieux survivre et vivre. Comme pour les autres espèces sociales (fourmis, abeilles…), ces fonctions sont assurées collectivement (2). On pourrait dire que l’espèce humaine contrairement aux autres, prise dans une logique d’extension exponentielle, n’a pas su trouver (ou pas encore trouvé), les points d’équilibre assurant sa pérennité, mais c’est une autre histoire.

J’ai toujours été frappé par le parallèle entre la fonction se nourrir (agriculture) et la fonction éduquer. Toute deux résultent en des actions dans le domaine du vivant.

L’agriculture en tant que système remonte à la nuit des temps. L’éducation érigée en système est beaucoup plus récente.

Les systèmes éducatifs de masse sont nés au moment ou l’agriculture s’engageait dans l’ère industrielle. A partir de cet instant leur évolution a été semblable, conduite par la même logique. Entre autres et pour faire simple, l’éradication de la polyculture d’un côté, de l’hétérogénéité de l’autre, taylorisation, quotas, scientificité des modes de production et planification des productions d’un côté, programmes, évaluations, pourcentages de réussites chiffrées, de l’autre, multiplication des filières dans les deux cas pour aboutir à la même impasse : fragilité extrême des “productions” (vaches folles, échec scolaire, violence…), consommation exponentielle d’énergie pour compenser les effets et maintenir les systèmes en place (PAC, réseaux d’aide…), et perte totale de sens pour ceux qui ont à faire fonctionner le système.

Dans ces systèmes morcelés à l’extrême, chacun n’est qu’un maillon à qui échappe à la fois la raison de son action comme sa finalité. Celle de l’agriculture n’est plus nourrir l’humanité mais nourrir la machine économique, les profits des multinationales et les spéculations, celle de l’éducation n’est pas la construction d’êtres sociaux et autonomes, mais de remplir les cases des systèmes éducatifs, elles-mêmes devant alimenter la même machine économique.

Dans cette logique et fuite en avant, agriculture et éducation conduisent aux mêmes excès et aux mêmes conséquences. Par exemple la culture hors sol ou la stabulation apparaissent comme plus “rentables” mais conduisent à un besoin d’énergie et de moyens disproportionnés aux résultats, dépendant étroitement de la fiabilité de l’infrastructure qu’il a fallu créer (industrie agro-alimentaire…). Le moindre dysfonctionnement de cette infrastructure retentissant sur la totalité de l’agriculture (vache folle) et conduisant à des solutions totalement irrationnelles comme l’abattage de milliers de bêtes, inutile quant à l’éradication d’une épizootie, aberrante quand la moitié de l’humanité souffre de la faim, mais bien utile à la sauvegarde d’une machine économique qui n’a plus comme finalité qu’elle-même. L’apparente “rentabilité” d’une production “scientifique” est même aujourd’hui reconnue tout aussi scientifiquement comme ne répondant pas aux besoins (qualité alimentaire, santé) mais au contraire néfaste à ces besoins.

La culture de l’homme (éducation) a les mêmes caractéristiques productivistes : l’éducation hors contexte en stabulations différentes suivant les “produits” à traiter ou obtenir, des élèves (dès 2 ans enfants entassés dans les cages aseptisées des écoles et qui deviennent des élèves rangés par âge), pour aboutir à un étiquetage (bac). Elle nécessite une infrastructure sans cesse plus compliquée des moyens de plus en plus importants et de moins en moins efficients, mais dont dépend tout le système (par exemple l’industrie de l’édition scolaire correspondant à celle des farines animales et autres engrais, pesticides). Les maladies scolaires (violence, illettrisme,..) ayant la même origine que les épizooties. On n’abat pas le cheptel d’enfants, mais on ne sait pas comment “recycler” des “déchets” de plus en plus nombreux.

Si les deux systèmes devraient « nourrir » une partie de l’humanité, ils la nourrissent de plus en plus mal et n’en nourrissent que la partie privilégiée.

Les deux systèmes sont devenus d’énormes machines dont il n’est plus possible de rectifier la course lorsque l’on s’aperçoit enfin de leurs méfaits : réforme impossible de la PAC, réformes éducatives impossibles à appliquer et même à concevoir.

Or dans les deux domaines, éducation et agriculture, sont nées les mêmes réactions de survie, presque au même moment (première partie du XXème siècle).

D’un côté l’agriculture biologique, de l’autre la pédagogie Freinet ou les pédagogies actives. Et le plus souvent aux mêmes endroits : dans les petites structures agricoles en polyculture ou dans les petites structures hétérogènes scolaires. Et selon le même processus de tâtonnement expérimental, de pratiques intuitives, d’échanges entre praticiens. Avec les mêmes ruptures qu’il y a eu à faire avec les représentations ou les croyances généralement admises. Et selon les mêmes fondements : l’acceptation de la complexité du vivant, le respect des processus et des rythmes biologiques, la mise en avant de l’importance du terrain dans lequel s’effectuent les croissances (végétales, animales ou humaines), les écosystèmes biologiques ou sociaux… Et avec les mêmes conséquences en ce qui concerne les comportements et les changements qu’elles induisent en aval : une autre conception des relations entre producteurs et consommateurs ou entre enseignants, enfants et adolescents, parents ; une autre conception de ce qu’est la rentabilité ; une autre conception de l’organisation territoriale déconcentrée et décentralisée ou de le l’organisation scolaire également déconcentrée et décentralisée… Et avec les mêmes accusations dont elles ont été l’objet : archaïques, non scientifiques, non rentables. (3)

Pratiquement au même moment, agriculture biologique et pédagogie Freinet (ou pédagogies actives) commencent à retenir l’attention comme pouvant être une solution (suite aux épidémies de vaches folles d’un côté, de la violence, des échecs dits scolaires de l’autre). Les sciences d’aujourd’hui corroborent leurs approches. Mais dans les deux cas, elles se heurtent aux représentations et aux systèmes en place. Si l’on tente bien de faire une “agriculture raisonnée” ou des “pédagogies différenciées”, cela reste dans le cadre des macrostructures et des modèles industriels ou urbains, et parallèlement se poursuit inexorablement l’éradication des seuls endroits où une autre conception est facilement possible et mise en œuvre (classes uniques, petites exploitations agricoles).

L’agriculture biologique est bien considérée comme valable aujourd’hui, dès qu’elle a représenté un « marché » potentiel et lucratif pour les grandes surfaces ou les grosses exploitations. Mais elle est détournée de son essence et des perspectives sociétales qu’elle portait. Et le peuple n’a toujours pas les moyens de « manger bio », parfois de manger tout court. Les pédagogies actives sont un peu moins dénigrées officiellement, mais on les accepte surtout pour les classes d’enfants en difficulté ou elles font les beaux jours d’écoles privées accessibles aux seuls privilégiés (Montessori par exemple).

Qu’il s’agisse des CREPSC (4) ou de la Confédération Paysanne, leur lutte et les fondements de cette lutte sont rigoureusement les mêmes. Les uns comme les autres ne défendent pas des méthodes particulières (Freinet, Montessori… ou biologique, biodynamique…) même si leurs membres les pratiquent ou s’en inspirent le plus souvent, mais les conditions qui permettraient de faire et d’être autrement.

Il serait urgent que paysans et éducateurs travaillent ensemble.

Bernard Collot, Juillet 2001

(1) Cet article a été écrit au moment de l’épizootie de la “vache folle”

(2) On peut rajouter pour l’espèce humaine la santé, ce qui est relativement récent.

(3) J’ai abordé par ailleurs plus longuement la comparaison entre l’agriculture biologique et l’école du 3ème type (et le mouvement Freinet), en particulier dans « Ecole et société ».

(4) Centres de recherches des petites structures et de la communication (micro-organisation d’enseignants créée au moment de la lutte contre l’éradication des petites écoles et qui s’est transformée en lieu d’échanges de pratiques, d’entraide et de recherches sur les conditions favorisant les processus d’apprentissage (multi-âge, taille des structures, auto-organisation, communication…)

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