Le maître-mauvais-élève par Jean Astier
« L’homme (et la femme) sont par définition incompétents dans tout ce qui a trait à leur humanité. Ils sont incompétents pour vivre, pour mourir et pour élever des enfants. C’est même cette incompétence, cette absence de savoir-faire sur tout ce qui est humain, qui fonde la condition humaine. C’est parce que je n’ai pas de savoir-faire pour ce qui est de vivre, mourir, aimer, que je vais m’engager dans une action, que je vais agir pour réaliser en moi et avec d’autres la condition humaine.
Appelons cela le désir.
Terme qui, par conséquent, s’impose comme terme alternatif à celui de compétence (au sens d’un acte prévisible et rationnel) et vice versa.
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Agir, c’est prendre le risque de faire mal : naissance de ce qu’on appelle la responsabilité.
Agir, c’est aussi « se spécialiser dans l’incompétence » en s’adonnant à des œuvres, quelle qu’elles soient, dont la caractéristique commune est d’être hors compétition. »1
Le maître-mauvais-élève n’a pas le programme comme oriflamme. Il accorde priorité aux enfants. Il tente de connaître chaque individualité. Il essaie de lire les progrès de chacun dans sa classe-espace riche. Il sait qu’apprendre est le propre de l’homme. Un enfant en bonne santé apprend. A son entrée à l’école, à trente-six mois environ, l’enfant est déjà porteur d’une vaste mémoire de ses expériences de vie et imprégné par la culture de son milieu d’origine. Le maître-mauvais-élève se préoccupe de santé et d’équilibre. Il se souvient aussi de la courte vie de ses jeunes élèves, de leur puissante énergie et de leur grande perméabilité à l’expérience.
Ce maître-là a quelques hypothèses sur certains comportements. Il sait l’importance de la tétine pour l’un, il a son idée sur l’origine des colères d’un autre, sur les raisons de l’extrême timidité d’un troisième ou au sujet de la joie de vivre de telle fillette.
Le maître-mauvais-élève a l’outrecuidance de se considérer comme enseignant-chercheur. Il ne peut se résoudre à endosser le rôle de technicien exécutant un programme. Il a l’ambition de défendre vaillamment un projet éducatif. Formé par ses lectures, ses réflexions, les échanges avec des pairs, à l’ICEM2 notamment, il s’est forgé une idée de l’enfance, de ses besoins pour se développer, pour grandir, pour s’épanouir et vivre en société. En théorisant sa pratique, il se forme continûment. Il considère le programme comme un contrat, une garantie de l’inscription de son travail dans le cadre de l’Education Nationale. Il ne « fait » pas le programme. Il s’y réfère. Le moteur de la classe est DANS la classe, ce sont les êtres, les sujets qui constituent le groupe, enfants et adultes. Le maître-mauvais-élève sait la primauté du matérialisme pédagogique. Le milieu détermine le sens et la qualité des expériences et des apprentissages. Il pense, avec minutie, les outils, les matériaux, le matériel, l’organisation spatiale, l’organisation du temps et l’organisation du groupe. Ce milieu évolue, se modifie en fonction des nécessités. Il est sous-tendu par un projet éducatif visant l’épanouissement de chacun dans la fraternité sociale.
Quelle éthique ?
Ne jamais perdre du vue l’importance de la vie est au fondement de l’éthique du maître-mauvais-élève. Accueillir humainement les enfants est sa priorité. Il se distingue par une posture générée par son engagement philosophico-pédagogique. Il recherche une cohérence entre sa culture pédagogique, politique et ses pratiques. Il essaie d’adopter une attitude en adéquation avec son éthique, cette morale du sujet singulier. Mais les sujets, selon Freud, ne sont pas « maîtres dans leur propre maison », ils sont agis par leur inconscient. Personne n’a pleine maîtrise de ce qu’il est, de ce qu’il fait. Il est fondamental, pour tout enseignant, d’en avoir conscience et de se méfier des pulsions qui le guident, de ce qu’il fait sans y penser.
Historiquement, l’éthique du maître-mauvais-élève a été portée par une volonté d’en finir avec la Guerre, construire la paix par la justice et la fraternité. D’évidence, il s’insurge contre l’aliénation individuelle et l’exploitation de classe. De longue date, les maîtres-mauvais-élèves flirtent avec les idéaux autogestionnaires, libertaires, socialistes et communistes.
Une idée-force de cette pédagogie concerne la conception du travail et particulièrement à l’école. Le travail doit être source d’émancipation par l’élaboration, la réalisation de l’individu par lui-même. Le maître-mauvais-élève recherche des motivations internes. L’énergie propre à la jeunesse conjuguée au désir naturel d’appréhender le monde guide la volonté d’apprendre des enfants. Le maître-mauvais-élève n’a de cesse de rechercher des relations vraies, de réelles activités, sans les artifices dictées des nécessités purement scolaires. Il croit fermement que l’on apprend plus sûrement en vivant et en expérimentant les situations, même sociales.
Ce maître n’est pas non-directif. Il n’est pas, non plus, dans la directivité pure, autoritariste. Il sait que le matériel et le cadre qu’il donne à la classe déterminera le comportement des enfants, leur rapport aux savoirs, leur rapport aux autres. Il souhaite que tous ses élèves soient en marche, prennent en main leur formation, s’ouvrent au monde. Il va essayer de mettre en œuvre tous les moyens à sa disposition pour atteindre ce but. Il va personnaliser, en fonction de ce qu’il sait, de ce qu’il sent de chacun de ses élèves, son action auprès d’eux. Il insistera auprès de l’un, tiendra la main d’un autre, laissera faire un troisième. Ce maître tente de connaître ses élèves pour mieux les accompagner sur le chemin des apprentissages. Épris de justice, il souhaite éviter de reproduire les inégalités sociales à l’école.
L’attitude du maître
Notre maître est mauvais élève parce qu’il se rebelle contre un système qui veut le cantonner à occuper une place d’exécutant. Or, sa pédagogie repose sur des principes, une conception de l’apprentissage et des techniques dont quelques mots-clés seraient travail vrai, tâtonnement expérimental, expression libre, méthode naturelle, expression-création, coopération ou étude du milieu. Ce maître est, avant tout, accueillant. Il s’adresse avec humilité et générosité à ses élèves. Il ne perd pas de vue que l’essentiel est du côté de la vie et de l’humanité. Autant que sa conscience le lui permette, il évite d’instaurer des relations et des situations morbides. Il ne blesse pas gratuitement et consciemment. Il encourage positivement. Ses techniques et ses outils favorisent un véritable travail poussant l’enfant à s’investir dans sa propre élaboration. Aux exercices scolaires, il préfère avoir une approche culturelle plus globale. Il conduit aussi une réflexion sur la teneur de la culture et sur l’épineuse question de la différence de traitement des cultures selon les classes sociales et les origines. Il se questionne sur la stimulation culturelle de ses élèves dans leur milieu familial. Il a conscience que les enfants ne peuvent s’investir culturellement dans la classe qu’à condition d’y être accueillis avec leur culture. Aucun dénigrement culturel n’est acceptable. Ce maître raccorde les cultures ensemble. Si dans ses pratiques, il se distingue de l’usage intensif d’exercices basés sur la consigne, ce maître a d’autres cordes à son arc. Il sait que l’apprentissage est affaire d’imitation et de transmission. Il lutte contre sa culpabilité d’être descendu de son estrade et d’avoir lâché ses batteries d’exercices pour s’asseoir parmi les enfants et leur emboîter le pas dans les apprentissages qu’ils réalisent grâce au groupe et à la richesse du milieu. Il se garde de toujours exposer, il retient son souffle, il observe toutes les avancées, les découvertes, les relations humaines permises par l’offre de ce milieu suffisamment riche à un groupe sachant suffisamment vivre ensemble, dans le respect et la coopération. Si le matériel est bien rangé et arrangé, complet et classé, si les enfants ne se chamaillent pas, s’ils savent les actes possibles en classe, se servir, utiliser et replacer des matériaux et des outils, alors, le maître peut apprendre d’eux en les observant, pour mieux les accompagner.
Le travail des enfants
Autour de trois ans, l’adulte tutélaire accompagne en douceur la transition de l’enfant de l’intériorité de son univers familier vers les surprises et les mystères d’un environnement à découvrir. A ce moment-là, les objets transitionnels tombent d’eux-mêmes en désuétude, le temps de la classe, même s’ils survivent encore dans l’intimité familiale. Cependant, les choses doivent être désirées et dites par les adultes prenant soin de l’enfant. Renoncer à la tétine est facilité par le soutien, la conviction et l’affection d’adultes de confiance. Le premier critère d’admission des enfants à l’école maternelle est la maîtrise de ses sphincters. L’enfant réussit cet examen de passage grâce à sa maturation neuromusculaire, affective et intellectuelle. Il s’émancipe de la dépendance des adultes, la tête et les mains toujours plus libres. Au contact des autres, le jargon grâce auquel il se faisait comprendre de ses proches, se codifie pour être entendu de la communauté scolaire. Ses impulsions musculaires, exercées sur un stylo hasardeusement maintenu entre la paume et les doigts, le dotent du pouvoir de gribouiller ses traces. En petite et moyenne section (PS-MS), entre 33 et 66 mois, la maîtrise de son trait va lui permettre de symboliser des êtres, des objets et d’inventer des agencements de formes abstraites. Cette évolution, aussi, est tributaire de maturations neuromusculaires, affectives et intellectuelles. L’enfant accède à une motricité fine des doigts. Il réfléchit à ses productions, imite celles des autres, observe et s’imprègne du réel. Encore doit-il avoir l’opportunité de s’y adonner et de s’entraîner. Eduquer consiste à aiguiser la curiosité des enfants en leur offrant la possibilité de vivre des situations enrichissantes, réjouissantes, de leur faire entrevoir l’infinité des domaines culturels désirables. L’éducateur est passeur de culture.
En PS-MS, les enfants travaillent en imitant les adultes, en communiquant en jouant ensemble, en se souvenant et en imaginant des situations vécues, en exécutant des gestes induits par des objets, des jouets et des jeux éducatifs. Ils enfoncent, emboîtent, assemblent, vissent, font rouler, découpent, collent, dessinent, peignent, dansent, chantent, sautent, écoutent, observent, lisent et apprennent par mille autres gestes. L’adulte, observateur en interaction, intervient ponctuellement pour relancer. Attentif à la respiration de chacun et du groupe, il range ce qui a été délaissé, sort de nouveaux jeux qui ne sont pas en accès libre comme un clavier de synthétiseur ou un ordinateur, des cannes à pêche, de longs tuyaux pour faire rouler. Il aide à organiser un coin bricolage, un coin découpage, un coin modelage. Avec cette classe d’âge, les premiers gestes de l’éducateur lancent l’activité. La classe se sent autorisée à s’engouffrer dans la brèche. Une « mode » de classe peut se créer. En petite et moyenne section, l’apprentissage est dans le geste, dans le moindre geste : ouvrir le pot de colle sans le laisser tomber, sans en renverser. Choisir et tremper le bon pinceau dans la colle. Essuyer la colle en excès. Evaluer la quantité de colle nécessaire, choisir l’objet à coller, mener la tâche à sa fin et savoir que faire de l’objet réalisé et comment passer à une autre activité en laissant la place disponible pour un autre.
Convergence de désirs
« Le désir mimétique, ou imitation désirante, domine aussi bien nos gestes les plus infimes que l’essentiel de nos vies, le choix d’une épouse, celui d’une carrière, le sens que nous donnons à l’existence.
Ce qu’on nomme désir ou passion n’est pas mimétique, imitatif accidentellement ou de temps à autre, mais tout le temps. Loin d’être ce qu’il y a de plus nôtre, notre désir vient d’autrui. Il est éminemment social…
L’imitation joue un rôle important chez les mammifères supérieurs, notamment chez nos plus proches parents, les grands singes . Elle se fait plus puissante encore chez les hommes et c’est la raison principale pour laquelle nous sommes plus intelligents et aussi plus combatifs, plus violents que tous les mammifères.
L’imitation, c’est l’intelligence humaine dans ce qu’elle a de plus dynamique ; c’est ce qui dépasse l’animalité, donc, mais c’est ce qui nous fait perdre l’équilibre animal et peut nous faire tomber très au-dessous de ceux qu’on appelait naguère « nos frères inférieurs » .3
Le nouveau-né communique avec son environnement. Il éprouve des besoins. Il exprime bruyamment son manque, sa faim, son malaise. Il montre, par d’autres manières, la satisfaction repue, comblée. Les adultes protecteurs sont attentifs, ils interprètent ces signes, répondent aux demandes, les satisfont s’ils le jugent opportun et s’ils en ont les moyens. Ils rassurent. Ils font fête à l’enfant, gratifient le bien-être. Progressivement, le bébé identifie l’univers qui l’entoure. Il perçoit les ré-actions des êtres distincts de lui-même et entre ainsi dans le jeu interactif du langage et de la culture. Son expression se précise à travers les gestes, les mimiques et l’oralisation. Mimétisme et transmission forment un complexe liant l’enfant au monde. Pourquoi, arrivé à la porte de l’école, une dichotomie interromprait cette harmonie indispensable au bon développement du petit humain ? Le désir des adultes de témoigner leur amour en acte, de communiquer leurs pensées ne serait soudainement plus connexe au désir mimétique de l’enfant.
La création, nutriment indispensable à la formation de soi
La connaissance des choses s’acquiert par transmission, par tâtonnements, ou par expérimentation , l’expression-création est au centre des pratiques de classe du maître-mauvais-élève et de sa méthode naturelle d’apprentissage4. Les créations, expression d’hypothèses s’inscrivent dans les processus universels de recherches, dans la démarche scientifique comme dans la manière empirique d’apprendre à vivre. Elles permettent à l’enfant de passer naturellement de la subjectivité de son intériorité à un traitement objectif du réel, s’objectivant lui-même, tentant de se voir tel qu’il est ou presque, observant son corps, réfléchissant à ses pensées, gérant ses relations aux êtres proches, aux cercles humains plus éloignés, aux animaux, au vivant et à l’univers. Le maître sait l’importance de l’investissement affectif dans tout apprentissage et il sait comment l’imaginaire nourrit la réflexion scientifique. Sans prétention thérapeutique, il a pu constater l’amélioration de l’équilibre, de l’état de santé général de certains enfants se construisant grâce aux langages accessibles en classe : dessin, récit, chant, danse, peinture, géométrie, chorégraphie…5
L’intérêt du maître est focalisé sur l’investissement et les bénéfices que les enfants tirent de leur ouvrage, de leur oeuvre. Si des chefs d’oeuvre surgissent, c’est de façon impromptue.
Plaisir de travailler et transmission de valeurs
Le maître-mauvais-élève aimerait être un éducateur à la militance intelligente, réfléchir comme un miroir son plaisir de penser, d’agir et de travailler. En les faisant vivre à ses élèves, il aimerait montrer l’évidence des valeurs de principe logiques à la survie de l’humanité dans son environnement terrestre. Il est convaincu qu’il ne peut y avoir de bonne raison de vouloir garder le monde tel qu’il est, dominé par une infime minorité cumulant tous les pouvoirs, s’accaparant toutes les richesses, entretenant la misère d’une immense majorité et détruisant les ressources naturelles. L’accepter, s’y soumettre, c’est flirter avec la pulsion de mort. Or, la vie est postulat à toute action éducative. Croire que l’on puisse encore souhaiter conserver le Monde en l’état est injustifiable. Le système éducatif est en faute quand une majorité de ses élèves sort de ses écoles, en paraissant inertes face aux souffrances humaines, comme si toute action était vaine pour participer à une véritable métamorphose nous permettant d’éviter les chaos anthropologique et écologique annoncés et imminents.
1 Eyguesier Pierre, Psychanalyse négative, La Lenteur, 2015, p 158.
2 ICEM : Institut Coopératif de l’Ecole Moderne – Pédagogie Freinet
3 Girard René, Celui par qui le scandale arrive, Fayard/Pluriel, 2010, p18.
4 Freinet Célestin, Oeuvre pédagogique, Seuil, 1994.
5 Le Bohec Paul, L’école, réparatrice de destins ? Sur les pas de la méthode Freinet, L’Harmattan, 2007.