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La guerre d’Algérie toujours recommencée

Nedjib Sidi Moussa, docteur en sciences politiques spécialiste de l’Algérie contemporaine, est l’objet d’attaques massives et ignobles de l’extrême droite depuis qu’il est intervenu dans l’émission C politique du 24 novembre qui avait pour thème « France-Algérie : le conflit sans fin ? » Il est fort heureusement soutenu par les militant-es antiracistes, y compris parfois par celles et ceux qui l’ont traîné dans la boue quand il a publié La Fabrique du musulman, ce qui ne manque pas de piquant (1). Il est certes plus confortable de se retrouver dans son propre camp, mais enfin…

Comment expliquer un tel déferlement de haine sur les réseaux sociaux de la part de l’extrême droite ? C’est que sa démonstration à l’antenne tape là où ça fait mal. Si la défense de l’Algérie française était une cause perdue, cela a toutefois permis à l’extrême droite de se réarmer idéologiquement par la suite. Elle a ainsi forgé le mythe d’une immigration postcoloniale qui serait la pointe avancée de l’islamisation de la France et qui menacerait la culture européenne. Cette thèse a été depuis reprise par la nouvelle droite dans les années 1980 pour trouver un débouché politique plus large avec la théorie du « grand remplacement ». Cela est bien connu maintenant. Dans les années 1990, l’historien Claude Liauzu animait un séminaire à l’université Paris 7-Denis Diderot intitulé racisme/antiracisme où la question des mutations de l’extrême droite était traitée. Il s’interrogeait aussi sur la crise de l’antiracisme et sur les difficultés de la gauche pour répondre efficacement à cette nouvelle offensive idéologique. Mais quand les attaques viennent d’un jeune chercheur issu de l’immigration postcoloniale, d’une famille de militants anticolonialistes qui plus est, il y a de quoi déclencher l’aversion des fascistes. La preuve qu’il s’agit bien d’une campagne raciste : l’historien Sébastien Ledoux, présent sur le plateau de l’émission, a défendu le même point de vue que N. Sidi Moussa sans s’attirer autant d’animosité semble-t-il.

Mais il était aussi question de Boualem Sansal et de Kamel Daoud durant l’émission. Très clairement, le premier, brillant écrivain au demeurant, soutient maintenant des idées qui sont celles de l’extrême droite : son obsession d’une francophonie, voire d’une France en déclin, menacée par l’Islam en est un exemple. Cela fait par ailleurs écho à une peur des élites françaises (européennes ?) nostalgiques de la grandeur nationale perdue, du temps où la France était une puissance coloniale « respectée » . Paul Gilroy a raison de voir dans cette « mélancolie postcoloniale » une incapacité à rompre avec un passé qui a des répercussions sociales et politiques importantes dans la France d’aujourd’hui, les populations issues de l’immigration postcoloniale étant indéniablement plus concernées par les inégalités et les discriminations (2). Cela explique aussi pourquoi un certain « milieu parisien » est tout prêt à accueillir B. Sansal ou K. Daoud. Il peut en effet de cette manière rejouer la lutte de la civilisation (la France éclairée) contre la barbarie (arabo-musulmane). Il n’empêche que Daoud et Sansal sont des écrivains franco-algériens qui doivent pouvoir écrire comme ils l’entendent sur l’Algérie contemporaine. L’idée selon laquelle Daoud ne devrait pas produire de fiction sur la « décennie noire » en Algérie parce que cela donne du grain à moudre à l’extrême droite ne tient pas. Car ce serait aller dans le sens des intérêts d’un Etat-FLN responsable dans une très large mesure de l’horrible guerre civile des années 1990. Ce n’est pas en tout cas un service à rendre aux Algériens-ennes qui, au moment du Hirak entre 2019 et 2021, entendaient achever le mouvement de libération nationale par une révolution sociale, aux dires mêmes de Sébastien Ledoux.

Les déboires de Nedjib Sidi Moussa montrent que derrière les enjeux mémoriels, il y a des combats politiques. C’est pourquoi il faut nous interroger sur notre impuissance à enrayer l’hégémonie politique et culturelle de l’extrême droite. Quand les Indigènes de la République se satisfont d’avoir mis en crise la gauche radicale, ils ont bien raison tant ils ont en effet réussi au-delà de leurs espérances. Mais pour quels résultats ? Si on ne sort pas des obsessions identitaires : l’essentialisme systématique, la conversion permanente de la question sociale en guerre culturelle, un Occident perçu comme un bloc homogène et sans mélange, des cultures incommensurables…, il est sûr que nous n’échapperons pas à la catastrophe.

L’historien et théoricien politique Achille Mbembe a raison quand il considère qu’il y a un décalage en France entre le pays réel, marqué par la diversité, et des représentations collectives passéistes, une France imaginaire si on veut (3). Cela nous empêche de penser l’articulation nécessaire entre lutte pour la reconnaissance (des minorités) et émancipation sociale. L’universel n’est pas déjà là, il naît dans les interstices et de la mise en relation des cultures qui, en se nourrissant les unes des autres, donnent forme à des sociétés plus solidaires et plus égalitaires.

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  1. Nedjib Sidi Moussa, La Fabrique du musulman, Libertalia, 2017.
  2. Paul Gilroy, Mélancolie postcoloniale, éditions B42, 2020. Gilroy parle plutôt de l’Angleterre à vrai dire mais ses analyses pourraient sans doute être appliquées à la France.
  3. Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit, La Découverte, 2020.

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