Texte du collectif Lettres vives à propos de la lecture en arpentage et des débats qui secouent les réseaux sociaux.
Nous sommes un collectif, nous défendons une pratique collective, ce texte a donc été écrit collectivement, nous le signons tou·tes, mais aucun·e de nous ne peut se voir assigner le statut d’auteur ou d’autrice de ce texte. Il est notre réponse aux attaques d’une rare violence dont ont été l’objet certaines d’entre nous autour de la pratique de l’arpentage.
La lecture en arpentage consiste à partager les pages d’un livre et à les distribuer à un collectif. Il s’agit d’une pratique issue de l’éducation populaire et ouvrière qui offre la possibilité de mettre en mouvement l’intelligence d’un groupe. À l’origine, elle a été pratiquée par les ouvriers pour s’approprier des textes législatifs ou politiques. En ce sens, elle représente une forme d’autogestion et d’autodidactie collective qui permet de se passer de la glose de l’expert, quel qu’il soit. C’est une pratique qui vise à l’autonomie du collectif concerné. Dans les maquis du Vercors, les résistants, conscients de la nécessité de lutter aussi par la pensée, ont repris cette pratique de lecture. Elle permet un partage de la culture, « légitime » autant qu’ouvrière. Ce partage prend la forme d’un échange de points de vue et permet aux membres du groupe d’affermir leur pratique argumentative mais aussi de questionner le sens, la structure ou encore la portée de l’œuvre. En somme, c’est un outil d’accès à la culture par le partage et par la réflexion critique.
Récits d’arpentages
Certain.es d’entre nous ont expérimenté ce mode de lecture à l’occasion de formations et de stages syndicaux. Preuve que cette pratique n’a jamais véritablement disparu et constitue, hier comme aujourd’hui, un des outils de l’éducation populaire. Nous avons par exemple eu le plaisir de partager un de ces moments autour du livre La Force du collectif aux éditions Libertalia (1) lors du stage Résistances collectives (automne 2018). Cet ouvrage qui revient sur la lutte des ouvrier.ères de l’usine Lip, dans les années soixante-dix, se prêtant particulièrement bien – dans la forme comme dans le fond – à cet exercice. C’est à travers ce genre de formations que la lecture en arpentage continue son cheminement, se diffuse et séduit des éducateur.trices.
Ramené à la question de la didactique des Lettres, l’arpentage devient une pratique d’entrée dans la lecture, notamment pour des œuvres qu’on pourrait considérer a priori comme difficiles. Il faut bien faire le constat suivant : dire à des élèves de 2nde, de 1ère, de n’importe quel âge : « Vous lirez (au choix) Phèdre, Le Rouge et le noir, etc. pour dans trois semaines et il y aura un test de lecture », nous n’y arrivons plus. Laisser certain·es élèves dans cette souffrance et cette solitude face à l’acte de lecture n’est pas envisageable pour nous. C’est pourquoi nous accompagnons l’entrée dans la lecture de multiples façons, en essayant, en tâtonnant, en adaptant des méthodes, etc., ce qui constitue aussi une grande partie de notre métier, tel que nous le concevons. Plus jamais cette injonction : « Lisez ! », sans accompagner, sans créer d’appétence pour les textes, sans recontextualiser, sans donner sens et vie à ces textes du passé pour qu’ils trouvent une nouvelle réalisation dans l’esprit des élèves.
L’arpentage se fait en début de séquence, les élèves ont ensuite à lire l’œuvre in extenso. Les témoignages de pratique concordent : les élèves affirment qu’ils et elles ont envie, que cela leur semble plus abordable, plein de questions se posent, leur curiosité est en éveil.
Parlons, puisque c’est un des points de départ de cette polémique, de la séance à propos du roman de Marguerite Yourcenar : « Mais Hadrien il aime les hommes ou les femmes ? » « Pourquoi parle-t-il tant de la mort ? » « Quel regard a-t-il sur lui ? » « Ressemble-t-il à Yourcenar ? » Dans la salle, au bout du compte, tout le monde est en train de chercher des cartes de l’Empire romain, les monuments évoqués dans l’œuvre, des bustes des personnages, des éléments d’information sur la vie de Yourcenar (« elle adorait la Grèce elle aussi », « elle voyageait beaucoup », etc.). Dans une des deux 1ère, une élève a aimé un passage, l’a lu à tout le monde, ce qui a abouti à la modification du programme de lecture linéaire pour y inclure ce passage qui s’est révélé si pertinent. Voici des mots entendus : « Maintenant, c’est notre livre. », « C’était génial, tous ensemble on a lu un livre en deux heures et on ne s’est pas ennuyés, on a discuté. ». C’est une activité pour déclencher la lecture, et ça marche.
L’effet professeur ne suffit pas à expliquer ce résultat. En effet, une autre collègue a utilisé le procédé de l’arpentage avec Enfance, de Nathalie Sarraute. Avant cela, les deux activités menées pour entrer dans l’œuvre n’avaient pas permis de démarrer : certain·es élèves avouaient ne rien comprendre, plusieurs n’avaient même pas encore sérieusement ouvert le livre. La professeure annonce : « Mercredi, on va essayer quelque chose. »
Mercredi matin, donc, ils découvrent la salle installée en U. Passée la petite émotion provoquée par cette disposition des tables, chacun trouve une place. La séance commence par l’annonce d’une activité qui suppose qu’ils échangent ensemble, d’où la disposition des tables. La méthode de l’« arpentage » est présentée (le mot « ouvriers » accroche leur attention, nettement) puis l’exemplaire neuf, acheté la veille pour le partager, est sorti. On fait le compte des pages, on divise par le nombre de participants. Ce sera huit chacun. La professeure casse la reliure et commence à séparer et distribuer les pages. Réaction affolée de certain·es :
« Madame, ça fait mal au cœur ! Vous avez dépensé 7 euros et vous détruisez le livre !
– Je ne le détruis pas, je le partage. Chacun gardera ses pages jusqu’à la fin de l’étude. »
Ils sortent les carnets de lecture, ouvrent une nouvelle double page : une page pour prendre en notes tout ce que chacun comprend de ses huit pages et la page en face pour relever remarques, questions, éventuellement citations. Passé le moment de trouble et de doute, c’est parti ! Vingt minutes de lecture absolument silencieuse et concentrée. Même les plus résistant·es au carnet de lecture finissent par prendre des notes : double réussite, lecture de Sarraute et investissement du carnet ! La classe est tellement silencieuse qu’il a fallu sortir plusieurs fois pour demander à des élèves dans le couloir de faire moins de bruit. Au retour dans la salle, personne n’a bougé, tout le monde lit. C’est un véritable moment de grâce.
Au bout de vingt minutes, on lance la mise en commun. Une des élèves, qui connaît déjà la professeure et sait que toute remarque est possible, dit : « Ça sert à rien, ce qu’on vient de faire ! À quoi ça sert de lire juste un morceau ? On peut lire tout le livre ! »
Il faut alors rappeler que personne n’y arrivait, que l’idée est d’essayer de trouver une solution pour que tout le monde puisse lire effectivement le livre en entier, mais peut-être en partant des pages dont chacun·e est responsable, en élargissant à partir de cette première expérience.
Il ne reste que quelques minutes de mise en commun, qui porte essentiellement sur les personnages. Il se passe alors quelque chose d’étonnant : ils parviennent à perdre la professeure malgré sa maîtrise du texte ! Heureusement, pour chaque question, il y a toujours un élève qui a compris ou vu. On parvient même à mettre en place les éléments essentiels concernant l’enfance de Nathalie Sarraute… et puis ça sonne, trop tôt, trop vite. On essaiera de reprendre tout ça lundi. L’idée émerge de compléter un petit dictionnaire des personnages. Sans doute aussi une petite chronologie. À voir. En tout cas, il y a une belle matière à exploiter dans les jours voire les semaines à venir !
L’arpentage : une pratique qui dérange ?
Mais le témoignage ne suffira sans doute pas, d’autant que nous ne sommes pas à l’abri de la mauvaise foi qui refuserait de nous croire. Aussi éprouvons-nous le besoin de proposer une lecture plus théorique de l’objet didactique arpentage.
La question du corpus
Les méthodes didactiques, même les plus classiques, ont toujours découpé des œuvres pour des besoins pédagogiques, tout simplement parce qu’il est impossible de faire lire trop d’œuvres en entier à des élèves et qu’il faut parfois se contenter de leur faire lire des extraits, pour leur en donner un aperçu. Cela ne choque personne qu’on fasse lire en classe le même extrait à tout le monde alors que bien souvent, cela assèche une œuvre littéraire, vue à travers trois textes, et souvent les mêmes à travers la France. Avec l’arpentage, ce sont des extraits multiples qui sont lus, consignés, restitués et discutés par l’ensemble de la classe.
La raison n’est donc pas à chercher dans une critique de la lecture d’extraits en classe. Qu’est-ce qui donc dérange autant, au point de se permettre des insultes ?
Le livre, objet sacré ?
En observant les élèves travaillant sur leurs pages, nous avons pensé à l’étymologie du mot « corpus » et au rapport entre le travail sur le texte et l’exercice de dissection pour les études médicales, à l’image de La leçon d’anatomie de Rembrandt. Or cette idée d’une connaissance exploratrice, expérimentale, désacralisante ne gêne pas en soi, elle s’oppose à une autre conception de la pédagogie des lettres. Il n’est qu’à lire le passionnant ouvrage de Clémence Cardon-Quint qui éclaire les fondamentaux de l’enseignement du français tels qu’ils s’instituent dans les années 30 à 50 : « le canon scolaire » des œuvres à étudier, des programmes sous-tendus par les notions de goût (à forger) et de patrimoine (à transmettre), le nombre et la longueur des textes à aborder dans l’année, l’explication de texte, « gloire de l’enseignement français » et dont les étapes sont codifiées par l’Inspection elle-même, une conception quasi religieuse des professeur·es de français. Ils et elles sont chargé·es de faire percevoir « l’humanité éternelle » à travers la littérature, elle-même sacralisée comme lieu d’une « révélation » ; il doit se faire « intercesseur » pour favoriser le culte des « grands écrivains » ; le cours de français est le « théâtre d’une expérience qui engage tout entière la personnalité des parties en présence »…. Cette sacralisation a trouvé corps dans l’objet livre, dont le découpage et le partage lors de l’arpentage a été dénoncé comme un crime horrifiant.
On sait combien la pratique de la dissection se heurta aux violentes résistances du pouvoir religieux. Certain·es profs de lettres craindraient-ils/elles de perdre ce qu’ils/elles considèrent comme leur mission (répandre, en chaire, la foi en la littérature auprès d’élèves non-croyant·es) et le statut (de prélat) qui va avec ?
On fera remarquer en passant que les nouveaux programmes de français au lycée vont dans leur sens : des programmes patrimoniaux qui invitent à la célébration des « grandes œuvres » et à la glose respectueuse, des « programmes pour les héritiers » comme le disait Denis Paget dans Le Café pédagogique.
Une quête du sens
Sur le plan didactique, pourtant, certaines critiques nous ont paru recevables. Ainsi le fait d’aborder une œuvre par bribes fait-il disparaître son unité ? Cela s’entend. Cependant, nous avons la conviction que la reconstruction collective de la logique de l’œuvre induit des interrogations sur le choix d’écriture ; le réseau des récurrences, le travail de sériation qui font œuvre apparaissent comme des évidences. De fait, l’entrée dans l’œuvre est morcelée, mais permet le travail de réception et d’appropriation de l’œuvre en ceci que l’arpentage construit ce qu’il est convenu d’appeler des horizons d’attente.
Mais, de nouveau, nous entendons les frissons d’horreur, les voix qui convoquent l’histoire de la censure, à l’idée de déchirer un livre.
La portée symbolique du geste peut effectivement faire question. Mais précisément, voilà un formidable objet didactique : il serait intéressant que nous, profs de lettres, nous prenions appui sur ces réactions effarées de certain·es jeunes (et/ou collègues) pour lancer un travail de recherche, ou un débat sur cette symbolique, voire une petite histoire des livres détruits afin que soit perçue toute la portée symbolique de la culture, comme source d’émancipation pour les dominé·es, ou comme instrument de domination. Nous pourrions questionner la démarche même de l’arpentage avec les jeunes et non pas juste l’apporter et l’imposer.
Nous précisons toutefois que le livre n’est pas brûlé mais partagé : cela n’est pas le même geste. Nous renvoyons aux analyses de Claude Lévi-Strauss sur le cru et le cuit pour dire qu’il nous plaît de penser que la classe peut être une société où l’on pratique la cueillette. Le livre est également désacralisé, ce qui, dans le cadre d’analyse qui est le nôtre, nous parait une nécessité.
Contre le dogmatisme littéraire
En fait, nous revenons au religieux, cette question de la sacralisation nous semble centrale. Elle explique la violence inouïe de certaines réactions qui considèrent l’arpentage comme iconoclaste. Par principe et par préjugé : ces « haters » ont-ils lu tout le fil d’Hélène ? Ont-ils lu l’article sur Lettres vives ? Ont-ils lu l’interview d’Aurore Delubriac publiée dans le Café pédagogique?
Nous sommes toujours disposé.es à l’échange sur les questions didactiques, mais pas disponibles pour l’invective. Nous avons tout lu, vu apparaître toute la sémantique utilisée pour critiquer n’importe quelle démarche pédagogique sans distinction de qui et de pourquoi, sans aucune cohérence. À croire que ces personnes n’ont pas d’autre argumentaire. Nous avons lu les mêmes mots pour d’autres pratiques diffusées sur les réseaux sociaux : « pédagauchiste », « Hitler », « relent de révolution culturelle », « on sait ce que cela a donné au Cambodge », « dérives », « démagogie », « pédagogistes », « le regret des années soixante », « z’innovants », « qu’une météorite géante mette fin à tout cela », « cette merde », « la connerie humaine », « le Cercle des poètes disparus », « nauséabonde », « abrutis bouffis d’orgueil », « l’Enfer est pavé des meilleures intentions », « un nouveau populisme », « petit-bourgeois », « totalitaire ». Il tombait des injures comme s’il en pleuvait.
Cette violence-là a effectivement quelque chose de religieux, et pas dans le plus beau sens du terme. Elle est révélatrice d’un certain rapport au livre : c’est la confusion, entre le support imprimé et l’œuvre elle-même, entre l’objet et le texte, entre le « corps » et « l’âme », pour reprendre les mots de l’historien Roger Chartier. L’activité évoquée n’a rien de numérique en elle-même, mais elle nous met face à ce qui constitue pour beaucoup une terreur actuelle, une question refoulée, un défi peu pris en considération : comment vivre « après le livre » pour reprendre un titre de François Bon ? Comment inventer un autre rapport à l’écrit en dehors du papier imprimé ? Beaucoup de profs de lettres auraient-ils peur des mutations en cours ?…
Cette conception du livre rejoint une relation à la littérature, de l’ordre de la foi, issue de nos « goûts », de notre parcours, de notre éducation : pour un « littéraire », tout livre, sanctifié, est considéré comme le Livre ; l’auteur lui-même – et le masculin est volontaire – est un être d’exception, un élu, un génie, un « albatros ». Or cette relation à la littérature est située dans le temps et dans l’espace, elle est relative : le mot « littérature » n’existait pas dans son sens actuel avant le XIXe siècle, Alain Viala a bien étudié l’avènement progressif de la figure de l’auteur et William Marx remarquablement éclairé « l’adieu à la littérature »… En tant que profs de lettres, sommes-nous capables de nous décentrer, d’adopter une vision historique plus large, de sortir d’un certain ethnocentrisme ? Dit autrement, et pour revenir à ce que nous sommes, des enseignant·es : cette conception reste-t-elle tenable face à l’enjeu de la massification scolaire et de la démocratisation des savoirs ? Encore faut-il se donner cette mission, rendre les savoirs accessibles à toutes et à tous…
Enfin, il reste tout de même une question, qu’il nous semble nécessaire de se poser, à moins de renvoyer la responsabilité de la lecture aux individus et à leur famille : comment vous y prenez-vous, les un·es et les autres, pour que les élèves lisent puis s’approprient les œuvres que vous souhaitez leur faire lire et aient envie d’en découvrir d’autres, qu’elles et ils choisiraient seul·es ?
1. de Charles Piaget et du Réseau et du Réseau citoyens résistants, émanation de CRHA (organisateur du rassemblement annuel des Glières).
Pour aller plus loin :
Arpenter un livre, contribution d’Hélène Paumier sur le site de Lettres vives
Quelques références:
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