Dans son discours du 4 septembre au Panthéon, le président Macron a évoqué les « enfants de France […] discriminés pour leur couleur de peau, leur nom », les « portes fermées à de jeunes femmes, de jeunes hommes parce qu’ils n’avaient pas les bons codes, n’étaient pas nés au bon endroit ». Autant d’évocations auxquelles on semblerait ne pouvoir que souscrire tant elles font attendre un tournant social.
Mais le remède dissipe vite nos illusions : c’est l’égalité des chances, qui «n’est pas encore effective aujourd’hui dans notre République » et dont il annonce qu’elle « est plus que jamais une priorité de ce quinquennat », se fixant pour « idéal » que « Chaque citoyen, quels que soient le lieu où il vit, le milieu d’où il vient, doit pouvoir construire sa vie par son travail, par son mérite ».
Et revoilà donc ceux qui travaillent et les autres, ceux qui ont du mérite et les autres, les winners et les autres. D’ici à ce qu’il nous crée un « ministère de l’égalité des chances » !…1
L’égalité des chances…
Ce sont les penseurs libéraux, John Rawls notamment, qui théorisent les « inégalités justes » et la notion d’« égalité des chances ». Celle-ci est promue en France à partir des années 1970 par la « démocratie libérale avancée » giscardienne2. La société donne à toutes et tous « les mêmes chances » en délégalisant les discriminations, et dès lors celui qui ne « réussit » pas ne peut s’en prendre qu’à lui-même, à son manque de travail, d’effort, bref de « mérite », ou à l’insuffisance de son « talent ». Cette notion de mérite est ce qui fera accepter l’égalité des chances par la partie de la gauche tenante de « l’élitisme républicain », au point qu’il est parfois difficile de distinguer ce qui relève de la volonté « républicaine » d’opérer un recrutement élargi des « élites » fondé sur le « mérite » et ce qui relève de la volonté « libérale » d’effectuer un « tri social » intériorisé au sein de toute une classe d’âge appelée à croire qu’elle a eu la même « chance ».
Dans l’éducation, l’égalité des chances intervient exactement au même moment qu’apparait la notion d’« échec scolaire », et ce n’est pas un hasard. Les filières étanches du système précédent (enseignement primaire pour les classes populaires, « petit lycée » pour la bourgeoisie) ne permettant plus de répondre aux besoins de l’économie, on va les remplacer par une école puis un collège prétendus « unique », où le tri social se fera de manière individuelle et intégrée : chacun-e a eu les mêmes chances au départ, puisque tout le monde est accepté dans la même école ; la différence de résultat final, corrélée à l’échec scolaire, tiendra donc uniquement à son « mérite ».
Cette conception d’une « égalité des chances » correspond donc à une individualisation des parcours scolaires, ou, pire encore (parce que la notion de personne engage plus que celle d’individu), à la « personnalisation » mise en œuvre à tous les niveaux. La différenciation scolaire n’est ainsi, officiellement, plus due à des facteurs sociaux mais, pour reprendre le mot du ministre Beullac en 1978, à « la personnalité de chaque élève », et la différenciation sociale qui est son corollaire relève d’une « inégalité juste ».
… contre l’égalité
Ce qui est en cause avec l’égalité des chances, c’est le droit à une éducation égalitaire pour toutes et tous, c’est-à-dire à une éducation qui ne réponde pas à une logique de tri social. Car c’est bien en termes de droits que la question de l’éducation, comme toute question sociale, devrait se poser.
Reliée tant à une démocratie élitaire qu’à la démocratie libérale, l’expression « égalité des chances » n’a pas de lien avec la démocratie tout court. Celle-ci ne repose pas sur une « chance », mais sur un droit. L’égalité que je revendique ne repose pas sur une « chance égale » mais sur un « droit égal », à charge pour la société et l’institution de faire en sorte que ce droit soit effectif et non théorique, qu’il soit mis en œuvre et ne reste pas sur le papier.
On se rappelle la distinction que faisait en 1946 Henri Wallon (le co-rédacteur du plan de réforme élaboré à la Libération) dans son discours de Besançon : « Il y deux façons de concevoir l’enseignement démocratique. Il y a d’abord une façon individualiste qui paraît avoir prédominé dans la période de l’entre deux-guerres : c’est poser que tout homme, tout enfant, quelle que soit son origine sociale, doit pouvoir, s’il en a les mérites, arriver aux plus hautes situations dirigeantes […] C’est une conception qui reste individualiste […].Notre conception démocratique de l’enseignement envisage, elle, une élévation totale de la nation, quelle que soit la situation occupée, ou plutôt quel que soit le travail et quelles que soient les fonctions qu’auront à accomplir tous les individus dans la société ».
Revendiquer l’égalité des chances relève d’un choix de société diamétralement opposé à revendiquer l’égalité. Cette dernière repose sur des droits, non sur des « chances ». Revendiquer un droit, c’est se placer dans une optique collective et égalitaire, revendiquer une chance, c’est se placer dans une optique individuelle et concurrentielle.
C’est bien de deux choix de société qu’il s’agit.
Notes :
1) En 2004, Raffarin avait institué un Secrétariat d’Etat à l’égalité des chances, et en 2006 le gouvernement avait – déjà – déclaré l’égalité des chances « grande cause nationale ».
2) Dans un contexte différent, Pétain avait utilisé l’expression « égalité des chances », dans un discours d’octobre 1940 : « Le régime nouveau sera une hiérarchie sociale. Il ne reposera plus sur l’idée fausse de l’égalité naturelle des hommes, mais sur l’idée nécessaire de l’égalité des chances données à tous les Français de prouver leur aptitude à servir », dans le but avoué de « faire disparaître la lutte des classes » et faire « renaîtr[e] les élites véritables ».