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L’école des réac-publicains

Les temps, nous dit-on, sont aux débats assagis, à la fin des grandes oppositions. La pensée unique a enterré les idéologies. Seuls le réalisme et le pragmatisme tiendraient lieu de boussole à des gouvernements qui se succèdent dans la continuité. Et pourtant, dès qu’il s’agit d’école, la polémique, la rage, l’invective reprennent le dessus.

La querelle scolaire, celle d’aujourd’hui comme celle d’hier, emprunte son vocabulaire au monde militaire : elle parle de guerre, de résistants, de collabos. Elle est « meurtrière » – c’est en tout cas ce que les moins subtiles des ouvrages consacrés à la question se complaisent à écrire sur leurs couvertures[[1. On meurt et on tue beaucoup dans cette littérature : Ces profs qu’on assassine (Véronique Bouzou), L’enseignement mis à mort (Adrien Barrot), Autopsie du mammouth ; l’éducation nationale respire-t-elle encore ? (Claire Mazeron), Pourquoi veulent-ils tuer le français ? (Bernard Lecherbonnier ), Ignare Academy – Les naufrages de l’enseignement, (Claire Laux, Isabel Weiss, Liliane Lurçat), La destruction de l’enseignement élémentaire et ses penseurs : la première cause de l’échec à l’école, (François-Xavier de Guibert), Pourquoi ont-ils tué Jules Ferry ?( Philippe Nemo), Le Massacre des innocents – France, que fais-tu de ta jeunesse ?(Michel Jumilhac), et bien sûr : La fabrique du crétin – La mort programmée de l’école, (Jean-Paul Brighelli). ]]… Deux armées se font face pour un combat dont l’issue espérée semble bien viser l’anéantissement de l’adversaire honni.

Comme dans toute guerre moderne, la propagande reste l’instrument de la victoire. L’ennemi, incarnation du mal absolu, est souillé, traîné dans la boue. Les bannières claquent au vent : « Il faut sauver l’école française » déclarent les uns ; « Inventons l’école de demain » répondent les autres.

Depuis la fin des années 90, cette guerre a ses batailles et ses victoires : le mouvement anti-Allègre en 99, la remise en cause de la mixité, le retour du BA-Ba et de l’uniforme, la suppression des IUFM, la restauration de l’autorité, de l’ordre et des savoirs… Elle a aussi un nom : la querelle des « républicains » contre les « pédagogues ». Que chaque camp s’insurge contre ces étiquettes inopérantes n’y change rien. Que chaque coup porté soit nécessairement précédé de l’appel rituel à dépasser les schémas simplistes, que chaque protagoniste croit bon de devoir se placer « au-dessus » de ces grilles de lecture, ne remet pas en cause la réalité de la violence de l’affrontement.
Et puisque dans cette bataille les mots et les concepts sont des armes, ceux-ci doivent être pris au sérieux. Il convient de s’interroger non seulement sur la pertinence de dénominations qui « résistent » aux démentis, aussi bruyants que suspects, mais aussi sur les ressorts de cette division et les enjeux qu’elle masque. Tâche ardue : comme souvent dans de tels débats, les uns et les autres se plaisent à brouiller les repères, à inverser les positions, à retourner les principes et les valeurs. Les mots réformateur, conservateur, réactionnaire, résistants, démocratie, justice sociale, égalité, émancipation… ressortent, après l’ébullition polémique, délavés ou déteints. Pour qui veut éviter le lavage de cerveau, le tri lexical devient vite une opération indispensable. Or, l’une des caractéristiques de cette querelle est de prétendre dépasser les clivages établis : conservateurs/révolutionnaires, progressistes/archaïques et bien entendu droite/gauche… S’interroger alors sur cette déroutante bi-polarisation n’est peut-être pas inutile à l’heure où les oppositions politiques sur cette question si fondamentale, semblent sur le point d’être balayées.

Si le débat n’est pas nouveau, le contexte scolaire et social actuel lui a donné une dimension inédite. La massification impulsée à partir des années 60 est apparue comme une victoire pour les partisans de l’égalité. Longtemps, les « pédagogues » ont consacré leurs forces à fournir des outils pour la « démocratiser » et répondre aux défis lancés par le passage d’une école de la ségrégation et de la sélection à une école de masse. Certains voyaient dans cette révolution scolaire un avant-goût de révolution sociale. Et ils étaient prêts à se retrousser les manches pour mettre un peu d’huile dans les rouages en attendant « le Grand soir »…

Quarante ans plus tard, la machine reste grippée et la tentation d’enterrer les espoirs d’hier est grande… « On » a renoncé à changer la société et ses inégalités… avant de renoncer bientôt à changer l’école… Une certaine gauche, dite de « pouvoir », s’est résignée et a perdu tout projet de transformation sociale. Aujourd’hui elle est en passe de renoncer également à toute ambition émancipatrice pour l’école. Elle a laissé le champ libre à un autre projet éducatif, un projet qui s’installe petit à petit, n’hésitant pas à subvertir le vocabulaire et les concepts émancipateurs, détournant les réseaux qui s’étaient élaborés au fil des luttes. Un projet réactionnaire qui veut se faire passer pour révolutionnaire…

« Ordre, autorité, restauration des valeurs, appel au « peuple réel », culte des racines et des identités »… dans le contexte scolaire, ces références fleurent bon, nous dit-on, l’encre violette et le poêle à bois. Innocente nostalgie ? Pourtant, ces valeurs sont aussi celles que des droites « dures » propagent avec chaque jour un peu plus de férocité et d’efficacité. Une série de « valeurs » que Daniel Lindenberg plaçait en ouverture d’un ouvrage dérangeant et salutaire : Le Rappel à l’ordre – enquête sur les nouveaux réactionnaires. En arrière plan de cette enquête, le lecteur perçoit un petite musique, la critique de l’école comme un lancinant refrain intercalé entre des couplets nauséabonds. Une « haine de la démocratie », pour reprendre le titre de l’ouvrage de Jacques Rancière [[2. La Haine de la démocratie, Jacques Rancière, La Fabrique, 2005, 106 p.]], qui confirmait que: « C’est, de fait, autour de la question de l’éducation que le sens de quelques mots – république, démocratie, égalité, société, a basculé. »

Notre exploration de cette galaxie républicaine – « réacpublicaine » – se présente donc une tentative pour résister aux sirènes de la résignation, de la tradition et de l’élitisme. La défense d’une éducation démocratique, sociale et émancipatrice, passe par l’étude minutieuse des mécanismes du discours nostalgique et par la mise en évidence de la contamination des milieux « progressistes ». Elle passe aussi par l’exploration sans concession des collusions avec le pouvoir et ses gestionnaires ; sans connivence non plus sur les impasses et les aveuglements du camp des pédagogues. Le pari est de retrouver une nouvelle voie, d’armer la lutte, les luttes, pour une autre éducation et une autre société. L’ambition est aussi de passer au crible les illusions d’une certaine vision « démocrate » de l’école qui, au final, s’est révélée bien perméable aux thèses réactionnaires. La gauche a perdu l’école constatait il y a presque 10 ans un journaliste spécialisé [[3. Comment la gauche a perdu l’école ?, Emmanuel Davidenkoff, Hachette Littératures, 2003, 330 p. ]]. Qui va s’en emparer ? Dans les décombres de la pensée éducative, la bataille idéologique est lancée. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui c’est une entreprise de conquête qui se propose de renverser les valeurs et qui risque à court terme de refermer la parenthèse que fut la lutte pour une éducation émancipatrice dans une société égalitaire.

Grégory Chambat

0 Comments

  1. Jean Agnès

    L’école des réac-publicains
    Question vraiment bien posée, qui donne du grain à moudre.

    Sur le point de “l’étude minutieuse des mécanismes du discours” il me semble qu’une “philosophie de la pratique éducative” se doit d’interpeller dans le sens d’une analyse sans concessions du “discours scolaire”. Mais de même que les analyse de contenus des médias se sont inclinées voilà déjà quelques temps, de même les spécialistes de l’analyse des discours n’ont guère appliqué leurs méthodologies au “discours scolaire”.

    Conditions d’une pensée de l’éducation : la posture critique

    Analyse du discours scolaire

    D’une manière plus générale, l’école comme les médias bénéficient sur ce plan, de la part de la recherche, d’un incroyable le privilège qui les met à l’abri du doute systématique : tabou.

    Ce serait sans doute l’honneur d’une “philosophie critique de l’éducation” de porter l’attention en effet sur la nécessité de démonter les mécanismes de la “néo-idéologie” scolaire, tous genres confondus.

  2. Tony A

    L’école des réac-publicains
    Et puisque dans cette bataille les mots et les concepts sont des armes, ceux-ci doivent être pris au sérieux.”
    Tout à fait d’accord. Et pour ma part je propose d’abandonner le qualificatif de “gauche” pour les actuels “partis de gouvernement”. Comme dans la plupart des pays où le bipartisme s’est imposé, il n’existe plus que des partis de droite.
    En France le choix offert à l’électeur, après le leurre du premier tour, est droite conservatrice versus droite progressiste (progressiste sur les questions sociétales uniquement).
    Réservons le label “de gauche” aux partis qui mettent en œuvre des avancées sociales et pas à ceux qui les inscrivent dans leur programme, pour ensuite s’essuyer les pieds dessus.

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