Alain Berthoz (1) , neurobiologiste inventeur de la notion de simplexité, explique que dans les opérations complexes et continues qu’opère le cerveau face à des situations, s’il construit sans cesse de nouveaux réseaux neuronaux pour y répondre, il inhibe aussi ceux qui l’ennuient provisoirement.
J’aime prendre l’exemple de l’apprentissage de la marche bipède à de moult occasions. L’avantage de déplacer hors du scolaire l’objet de la réflexion sur les apprentissages, c’est que cela fait ressortir des éléments qui n’apparaissaient pas. Lorsque le bébé naît, il sait nager ! Le bébé dauphin aussi ! Ils étaient tous deux dans le même environnement dans le liquide amniotique de leur mère et on peut supposer que dans les interactions avec ces informations ils ont construit les réseaux neuronaux qui permettaient d’y vivre. Oui mais ! Le petit dauphin, lui, n’a plus qu’à les utiliser. Le bébé homme par contre se trouve confronté à un environnement et des informations inconnues, dont la pesanteur. Et il va lui falloir de longs mois et un long tâtonnement expérimental pour que d’autres réseaux neuronaux se construisent et lui permettent de se redresser verticalement sur ses deux pattes et évoluer dans un environnement de bipèdes et fait pour des bipèdes. Et il ne sait plus nager !
En suivant Berthoz on peut supposer que le système cognitif a inhibé les réseaux qui ne sont plus opérationnels. Il devra recommencer leur construction quand l’enfant se retrouvera en milieu aquatique dans de nouvelles interactions (on peut peut-être appeler cela se reconstruire un second schéma corporel), mais aussi certains auront du mal à lever l’inhibition pour plonger dans une piscine et auront une peur panique d’où on n’a plus pied. Or, sans y aller, ils n’apprendront jamais à nager.
Inhibition et désinhibition.
J’ai retrouvé cela dans mon vécu professionnel. Dans l’évolution de mes propres comportements d’abord ! Ensuite dans un grand nombre d’observations sur les enfants qui s’éclairent si on prend cette grille.
Dès mes débuts, j’avais été interloqué par deux enfants, frère et sœur : ils avaient été séparés de leur mère partie en sanatorium pendant les trois premières années de leur vie. A l’école, ils barbotaient d’une façon extraordinaire dans le langage mathématique, mais leur langage relationnel (oral) était très pauvre, quand ils voulaient bien l’utiliser, ils préféraient l’isolement. Quand la mère venait les chercher, ils se précipitaient vers elle avec des grognements impressionnants. J’ai bien sûr travaillé pour que peu à peu ils rentrent dans les relations et se lancent dans les langages verbaux. Mais, au fur et à mesure que cela s’améliorait et retrouvait une normalité, leur passion des maths diminuait. Je me suis beaucoup intéressé par la suite aux cas de ceux qu’on appelle doués en math et j’ai trouvé pour beaucoup un événement ou une situation plus ou moins forte, plus ou moins du même ordre, dans leur passé.
On peut faire alors l’hypothèse que, face à une situation où ces enfants étaient insécures, dans l’absence de relation ou dans l’attente d’une relation qui n’arrivait pas ou était insuffisante (2) , leur cerveau ait privilégié le refuge dans le langage mathématique qui justement élimine les personnes du monde qu’il construit… et inhibé en partie le langage de la relation.
L’hypothèse n’est pas aussi fumeuse qu’il y paraît. Quelle est une des difficultés des pédagogies modernes ? « Je voudrais pratiquer le texte libre, mais mes élèves n’écrivent pas ! », « il faut tout leur dire et ils ne font que ce que je leur dis ! »… Et pour cause, intelligemment leur cerveau a auparavant inhibé tout ce qui risquait de les mettre en danger, et on l’a fortement aidé ! Il faut alors par des comportements, par des techniques artificielles, provoquer cette désinhibition (exemple des séances d’écriture automatique ou de cadavre exquis en ce qui concerne l’écrit). Les pédagogies modernes doivent d’abord être désinhibitrices. J’ai presque envie de dire que l’action politique devrait être elle aussi d’abord désinhibitrice !
Et quel est le problème des pédagogies traditionnelles ? Les enfants insuffisamment inhibés ! On les appelle alors perturbateurs. Leur surmoi n’est pas suffisamment conforme à la norme attendue.
Analysons à travers cette grille le serpent de mer des méthodes de lecture. N’importe quelle méthode présuppose les processus qu’utilisera le cerveau et le force en quelque sorte à s’y plier. Cela peut marcher pour certains, encore qu’on peut supposer qu’ils se soient débrouillés, hors du forçage scolaire ou parental et dans des processus qu’on ignore, à trouver les repères qui leur convenaient (le cerveau prend des chemins détournés pour arriver à ses solutions nous dit à peu près Alain Berthoz). Combien d’enseignants ont cru apprendre à lire à des enfants… alors qu’ils savaient déjà lire, les témoignages sont nombreux. Il n’empêche que ce forçage méthodologique, quel qu’il soit, peut très bien amener le cerveau à inhiber ce qui aurait pu lui être utile. Et la désinhibition n’est alors pas facile : ceux qui ont appris par la méthode syllabique qui ont du mal ensuite à la lecture rapide ou aux lectures modernes qui ne sont plus linéaires, l’illettrisme de ceux qui ont pourtant « appris à lire » et dont on ne sait plus comment remettre en route leurs fonctions d’apprentissage…
Ce qu’en pédagogie Freinet on appelle malencontreusement « méthode » naturelle n’est en réalité pas une méthode (sauf qu’elle le devient, en particulier quand l’artificialité de l’école regroupe ensemble des enfants aussi démunis les uns que les autres du langage écrit). Au lieu de s’attacher à « comment le cerveau doit procéder », on s’attache aux conditions, à l’environnement, à la vie du groupe, qui favoriseront l’enclenchement de processus… qu’on ignore, dans la construction, entre autres, du langage écrit. Et surtout à son utilisation. Dans son aide, l’enseignant peut tenter le coup d’essayer de donner des repères syllabiques, globaux, analytiques, analogiques… les uns serviront peut-être à certains, probablement ce sera bien d’autres inaperçus, c’est le cerveau de l’enfant qui est le maître et il choisira ses propres chemins détournés sans être inhibé… par nous.
Bien sûr je ne m’avancerais pas à dire cela si cela n’avait pas été constaté.
Est-ce que la première nécessité de l’école et de ses pratiques ne serait pas d’abord de désinhiber ce qu’elle a elle-même inhibé ? Si elle suivait le cerveau, les cerveaux dans leurs fantastiques potentialités, ne serait-ce pas plus simple, plus facile, et pour elle, et pour les enfants et adolescents ? Qu’est-ce qui fait peur ? Notre inhibition ?…
Bernard COLLOT
(L’école de la simplexité)
(1) Alain Berthoz, La simplexité, 2009, Odile Jacob.
(2) Il y a l’exemple des bergers isolés que l’on découvrait remarquables en mathématique lors des tests de l’incorporation militaire.
Inhibition, désinhibition
Faudrait-il en déduire que les doués en mathématique, les professeurs en mathématique par exemple, sont limités dans leur capacité à tisser des liens sociaux ? Cela pourrait peut-être expliquer aussi, par exemple pourquoi certains professeurs de mathématique passent pour des personnes manquantes de pédagogie… A voir… Peut-être serait-ce une hypothèse trop “tirée par les cheveux”…
ADHM
Inhibition, désinhibition
Mon prof de maths de 3me, que l’on appelait, affectueusement “mitraillette” car il parlait sans arrêt du début à la fin du cours, était très admiré des élèves car il leur expliquait ce qu’il ne comprenait pas. Les maths étaient pour lui comme une raison de vivre (pendant les vacances ils faisaient des exercices et / ou des jeux mathématiques) et il savait nous attirer à cette raison mathématique. Nous aimions assister à ses cours car nous savions qu’en en sortant nous serions plus instruits et mieux préparer à résoudre des problèmes.
Inhibition, désinhibition
Bien sûr, mais peut-on baser un système éducatif sur la chance de tomber sur un prof charismatique capable d’insuffler la passion, de désinhiber les bloqués… ? Peut-on rêver qu’ils soient tous le héros du “cercle des poètes disparus” ?