Enfance et lectures féministes #3 – Selma James

La vie de la militante américaine Selma James force l’admiration. Les éditions Petits Matins de Novembre participent avec leur édition de ses principaux textes et l’introduction de Nina Lopez ( Sexe, race et classe, la stratégie de l’autonomie) à mieux faire connaître sa vie et sa pensée. Elle construit tout au long de sa vie une perspective politique révolutionnaire qui embrasse tout à la fois le genre, la race et la classe, mais aussi à la marge, la question des enfants. C’est sur ce sujet que se concentre cette note de lecture de deux textes de Selma James issus de cet ouvrage. Cette note de lecture est la troisième d’une série « Enfance et lectures féministes » consacrée à la question des enfants dans les pensées féministes, notamment marxistes (les deux premières étaient consacrées à Patricia Hill Collins et Mariarosa Dalla Costa).
« Sexe, race, classe et autonomie… » (1974)
Selma James travaille à rendre compte des conditions sociales et des luttes des femmes de la classe ouvrière, notamment noires aux États-Unis. Elle remarque que « la confrontation du sexe, de la race et de la classe en tant qu’entités distinctes, voire conflictuelles, a généré assez de confusion ». S’il peut être intéressant de les distinguer, « le caractère inséparable dont elles font preuve en réalité est bien plus difficile à cerner ».
Pour elle, le sexe, la race, la classe mais aussi les enfants sont les produits de la division capitaliste du travail. A ce titre, elle s’intéresse aux enfants. Elle cite notamment Mariarosa Dalla Costa dans Le pouvoir des femmes et la subversion sociale :
« Dans notre société, les moins puissants sont les enfants, eux aussi non salariés dans la société du travail salarié. Autrefois, ils étaient (et le sont toujours, par exemple dans les sociétés tribales) considérés comme partie intégrante de l’activité productive de la communauté. Le travail qu’ils effectuaient faisait partie du travail social total et était reconnu comme tel. Là où le capital étend sa domination, ou l’a déjà étende, les enfants ont été séparés de leur communauté et envoyés à l’école, contre laquelle l’opposition croit de jour en jour. Leur impuissance est-elle un enjeu de classe ? Leur lutte contre l’école une lutte de classe ? Oui, nous le pensons. L’école est une institution organisée par le capital afin de servir ses propres intérêts, à travers les enfants à leur dépens.
Selma James considère que la classe ouvrière est séparée en deux parties « dont les activités l’une à la maison, l’autre à l’école, paraissent extérieures au rapport salarial capitaliste, car les travailleurs en question ne perçoivent pas de salaire. En réalité, leurs activités sont des aspects de la production capitaliste et de la division du travail »
En effet, les femmes participent à la « production et reproduction des travailleurs, ce que Marx appelle la force de travail ». « Elles éduquent et prennent soin de ceux que l’on prépare à travailler une fois adulte ».
Elle s’intéresse rapidement à l’oppression vécue par les enfants de la classe ouvrière. « En premier lieu, pour que la force de travail soit reproduite à travers les enfants, ceux-ci sont forcés à consentir à la discipline, en particulier à la discipline du travail, à subir l’exploitation pour pouvoir manger ». La reproduction sociale passe par un travail de disciplinarisation des enfants, qu’iels subissent sous la forme d’un chantage car dépendant·es matériellement. En outre, l’école participe à la reproduction (au sens bourdieusien du terme) et au tri social. « Ils sélectionnent déjà les balayeurs de rue ».
Selma James remarque que le mouvement noir aux États-Unis a travaillé la notion de classe et a permis de penser la classe ouvrière en dehors de l’usine. Elle s’intéresse à la fragmentation de la classe ouvrière que cela soit par le genre, la race ou la domination adulte (expression qu’elle n’utilise pas). « Une autre source de confusion réside dans le fait que les femmes, les enfants ou les Noirs ne font pas tous partie de la classe ouvrière. Cela signifie qu’au sein des mouvements qu’ils forment, certaines couches cherchent à s’élever dans la hiérarchie capitaliste plutôt qu’à la détruire. A l’intérieur de chaque mouvement, il y a une lutte pour déterminer quels intérêts de classe il devrait servir ». Il n’y a donc pas de « « pureté » de classe ».
Selma James décrit avec une grande délicatesse comment la vie quotidienne est une production indissociable des questions de classe, de genre, de race et d’âge.
« Le mode de vie particulier qu’un peuple cultive en réponse ou en réaction à son intégration capitaliste ne peut être compris autrement que comme dans le cadre de son existence capitaliste globale. Délimiter la culture, c’est la réduire à une simple décoration de la vie quotidienne. La culture, ce sont des pièces de théâtre et des poèmes sur les exploités, c’est l’abandon du port de la mini-jupe et l’adoption du pantalon, le conflit entre l’âme du baptême noir et la culpabilité et le péché du protestantisme blanc. C’est aussi la sonnerie du réveil qui retentit à six heures du matin lorsqu’une femme noire de Londres doit réveiller ses enfants pour les préparer à aller chez la baby-sitter. C’est le froid qu’elle ressent à l’arrêt de bus, puis la chaleur dans le bus bondé. C’est ce que vous éprouvez le lundi matin à huit heures, lorsque vous passez le pas de la porte du travail, en souhaitant qu’on soit déjà vendredi et en rêvant d’échapper à votre propre vie. C’est la vitesse de la file d’attente ou le poids et l’odeur des raps sales de l’hôpital, et vous qui pensez au thé qu’il faudra préparer en rentrant. La culture, c’est faire le thé pendant que votre homme regarde les nouvelles à la télé. La culture, c’est la « femme irrationnelle » qui passe de la cuisine au salon et qui sans un mot, « sans aucune raison », éteint la télévision. »
Selma James conceptualise la notion de « caste » pour comprendre cette segmentation de la classe ouvrière. Cependant, bien que « « notre identité, nos rôles sociaux et la façon dont nous sommes perçus librement paraissent déconnectés de nos fonctions capitalistes. La caste n’est pas séparable de la classe. « Selon moi, l’identité – la caste – est la substance même de la classe. »
Elle montre comment la division capitaliste du travail s’incorpore et est naturalisée.
« Le racisme et le sexisme nous poussent à acquérir et développer certaines capacités au détriment de toutes les autres. Ces capacités acquises ensuite érigées en dispositions naturelles, déterminant nos fonctions et la qualité de nos relations mutuelles pour toute la durée de notre vie. Ainsi, planter de la canne à sucre ou du thé n’est pas un travail de Blancs, changer les couches n’est pas un travail d’Hommes et battre les enfants, ce n’est pas de la violence. Race, sexe, âge, nation, autant d’éléments indispensables à la division internationale du travail. »
Les rapports d’âge sont pour Selma James des éléments de la division internationale du travail. Il est notable que dans cette phrase puissante où elle attribue des tâches à une « caste » dans le cadre de la division du travail, elle compare ces productions à « battre les enfants, ce n’est pas de la violence ». Les violences faites sur les enfants sont eux aussi le produit de la division du travail, le fruit d’une hiérarchie et de rapports de pouvoir. « Nous cherchons à décrire cette imbrication complexe de forces qu’est la classe ouvrière, nous cherchons à briser les rapports de pouvoir entre nous, sur lesquels repose la domination hiérarchique du capital international. »
Pour Selma James, la lutte révolutionnaire passe par des luttes autonomes pour « briser » les rapports de pouvoir au sein de la classe ouvrière. Si la lutte pour le salaire ménager qu’elle participe à lancer est une piste pour l’autonomie des femmes, elle ne fait pas le travail de réflexion au sujet des enfants.
« Marx et le féminisme » (1983)
Dans « Marx et le féminisme », la militante revient sur son rapport au marxisme. Dans ce texte, où elle retravaille la question des hiérarchies au sein de la classe ouvrière. Elle évoque encore une fois plusieurs fois les enfants.
« Marx ne craignait pas que la révolution puisse échouer à cause de la brutalité de certains travailleurs – ici, les maris et les pères – contre d’autres – les femmes et les enfants. Nous faisons constamment preuve de brutalité les uns contre les autres ». Selma James identifie un des impensés de Marx, et pose la « brutalité » des « maris et [d]es pères » contre « les femmes et les enfants » comme une des raisons qui puissent faire échouer la révolution.
Cependant, elle considère l’ensemble de ces groupes comme subissant la même violence de l’enrôlement capitaliste. « Nous sommes contraints de nous vendre volontairement – ce que nous sommes et ce que nous pouvons être – contraints de passer notre vie dans des activités que nous n’avons ni choisies ni conçues, une volonté extérieure s’impose à nous, directement et à travers les autres, depuis notre naissance. C’est là la violence que nous sommes forcées d’endurer ». Notons que cette description de la violence fait largement penser aux manières dont décrive la violence de la domination adulte les militant·es contemporain·es sur le sujet. A ce titre, les enfants d’ouvriers dans la domination spécifique qu’iels vivent, partagent une violence commune avec leur père. Selma James ne considère pas qu’être adulte donne une liberté spécifique aux adultes de la classe ouvrière. C’est « notre vie » entière qui est contrainte dans le système capitaliste.
Si son propos est analytique, il se veut aussi stratégique. « Et si l’on exclut les sexistes, les racistes, les âgistes, que reste-t-il ? Lequel d’entre nous est réellement pur ? ». Son objectif reste l’unité de la classe ouvrière. Pour autant, Selma James se distingue des militant·es marxistes orthodoxes car il ne s’agit pas de considérer les divisions de la classe comme secondaires, mais comme un obstacle. « Si l’unité est toujours centrale aujourd’hui, celle-ci ne pourra se construire qu’à travers l’attaque et la destruction de la hiérarchie » déclare-t-elle. Elle note à quel point cela crée des situations complexes et exige un réseau très complexe d’organisation. Puisque « si nous sommes des enfants, nous nous retrouvons face à nos mères exploitées qui s’opposent à nos pères exploités qui s’opposent aux patrons, et à d’autres femmes et hommes plus puissants ». Cela pose la question organisationnelle des alliances : qui s’allie avec qui et comment ?
Dans ces luttes, la question du salaire est, selon elle, un « noeud » important. Il peut être pensé sous la forme d’une rémunération directe mais aussi sous la forme des services publiques. Un des enjeux pour elle est de visibiliser le travail reproductif et elle rappelle les apports de Marx sur le sujet.
« Marx nous rappelle utilement que lorsque le travail s’incorpore dans une marchandise, il est impossible de le tracer et d’identifier quelles mains humaines l’ont produit, à quel moment ou à quel endroit. Le travail reproductif incorporé dans la force de travail – effectué (surtout) par une multitude de femmes, mères, grands-mères, puéricultrices, institutrices… est invisible. »
Enfin, et c’est dans ce genre de remarque que la théorisation féministe de James nourrit activement les perspectives antiimpérialistes. Selma James souligne que la reproduction de la force de travail en occident passe aussi par le recours à la main d’œuvre immigrée, hommes et femmes qui ont aussi été·es « produit·es » par le travail de femmes du Sud.
« Les plus invisibles de tous sont les femmes qui produisent et reproduisent les travailleurs qui deviennent des immigrants et des réfugiés dans d’autres pays. Les luttes que ces femmes mènent pour défendre la survie et l’éducation de leurs enfants doivent être prioritaires, afin que le pays qui exploite la force de travail qu’elles ont produite, et de ce fait, les exploite elles, leur verse enfin un salaire »
Illustration : Lewis Hine, Edward St. Germain and his sister Delia, mill workers, Phoenix, Rhode Island, April 1909 / Corcoran Collection (Gift of Harry H. Lunn, Jr., through Graphics International Ltd.)Corcoran Collection (Gift of Harry H. Lunn, Jr., through Graphics International Ltd.)
