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David Graeber et David Wengrow : au commencement était…

Il advient parfois que la dernière page tournée nous demeurions là, abasourdi, comme si après avoir cheminé par des sentiers escarpés vers les cimes éblouissantes on se retrouve soudain dans l’ombre crépusculaire des basses terres, pantois, abandonné, orphelin.

Le livre dont je viens de tourner la dernière page est signé par les deux David, Graeber et Wengrow. Il s’intitule « Au commencement était… », œuvre monumentale à tout point de vue, par sa taille, 744 pages dont 65 de bibliographie, par l’objectif affirmé en sous-titre : « une nouvelle histoire de l’humanité », par une érudition foisonnante, époustouflante, par, enfin, une langue, une écriture d’une limpidité et d’une « décontraction » réjouissantes qui n’exclut nullement la rigueur scientifique, à mille lieues des proses compassées et trop souvent blafardes de productions académiques.

L’histoire commence ainsi : « Depuis des siècles nous nous racontons sur les origines des sociétés humaines et des inégalités sociales une histoire très simple. Pendant l’essentiel de leur existence sur terre, les êtres humains auraient vécu au sein de petits clans de chasseurs-cueilleurs. Puis l’agriculture aurait fait son entrée et avec elle la propriété privée. Enfin seraient nées les villes, marquant l’apparition non seulement de la civilisation, mais aussi des guerres, de la bureaucratie, du patriarcat et de l’esclavage.

Ce récit pose un gros problème : il est faux. »

Nous voici donc avertis dès cet incipit de la quatrième de couverture qui nous incite malicieusement à aller y voir de plus près. L’interrogation centrale nous disent d’emblée les auteurs (p. 14) pourrait se résumer ainsi : l’homme est-il naturellement bon ou mauvais ? Et l’on se retrouve aussitôt en compagnie de Rousseau et de Hobbes sans négliger l’interprétation chrétienne bien connue : « l’homme créé dans un état d’innocence a été corrompu par le péché originel ; il a été puni pour s’être voulu l’égal de Dieu », etc.

Jean-Jacques Rousseau, c’est bien connu également, dans son « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes » (1754) nous raconte « qu’il fut un temps où les hommes aussi innocents qu’au premier jour vivaient de la chasse et de la cueillette au sein de tout petits groupes – des groupes qui pouvaient être égalitaires parce qu’ils étaient si petits. Mais voici que cet âge d’or prit fin avec l’apparition de l’agriculture et surtout le développement des premières villes… » Et ainsi de suite jusqu’à « l’avènement de la « civilisation » et de « l’État », donnant naissance à l’écriture, à la science et à la philosophie, mais aussi à presque tous les mauvais côtés de l’existence humaine – le patriarcat, les armées de métier, les exterminations de masse, sans oublier les casse-pieds de bureaucrates qui nous noient sous la paperasse tout au long de notre vie » (p.14).

Ceci donc pour Rousseau. « Et pour ceux qui espéraient trouver une vision de l’histoire moins désespérante, ce n’est pas de chance, car ils ne tarderont pas à s’apercevoir non seulement qu’il n’en existe qu’une autre en rayon mais qu’elle est encore pire : si ce n’est Rousseau, alors c’est Hobbes »… « Les hommes étant ce qu’ils sont – des êtres égoïstes – l’état de nature originel devait être tout le contraire d’un état d’innocence. On y menait certainement une existence « solitaire, misérable, dangereuse, animale et brève ». En d’autres termes c’était la guerre – une guerre de tous contre tous. »

D’où il vient, on le sait aussi, la nécessité de dispositifs répressifs, gouvernements, tribunaux, administrations, forces de police. Seulement voilà, les deux David s’insurgent : « A notre ton, disent-ils, le lecteur aura sans doute deviné que l’alternative existante ne nous plaît guère. Ni la version rousseauiste, ni la version hobbesienne ne nous paraissent satisfaisantes pour rendre compte de la trajectoire générale de l’humanité, et ce pour trois raisons principales : 1) elles sont tout simplement fausses. 2) elles ont de terribles conséquences politiques. 3) elles donnent du passé une image inutilement ennuyeuse ». (p. 16).

Alors ? Eh bien embarquons pour le grand voyage. Voyage dans le temps qui, au fil des pages nous conduira du Paléolithique à nos jours, voyage dans l’espace du Mexique à la Chine, des forêts du Nord américain à la Mésopotamie, voyage au cours duquel nous aurons à connaître ce qu’il en a été de l’inégalité au cours des âges et en tous lieux de la Terre. Avec tout de même la complexification suivante : il se pourrait bien que « la plus importante question à poser à notre histoire ne soit pas celle des origines de l’inégalité ». Serait-ce alors que « quelque chose » s’est bel et bien perdu au cours de notre évolution ? Mais alors « comment définir ce « quelque chose » ? Est-il vraiment perdu à jamais ? Quelles conclusions en tirer quant aux possibilités actuelles de transformation sociale ? » (P. 44).

Embarquons donc à la recherche de ce « quelque chose » et étonnons-nous à chaque page quand, par exemple, il nous est assuré que « Leibniz pressait ses compatriotes d’imiter les modèles de gouvernance chinois » (p.48)… Cependant, nous allons devoir faire une halte prolongée car, nous disent nos deux savants, « si tant de grands penseurs des Lumières juraient s’être inspirés des Amérindiens pour élaborer leurs idéaux de liberté individuelle et d’égalité politique, ils avaient une excellente raison : c’était vrai » (p. 57).

Posons donc notre besace en Nouvelle-France (ainsi appelait-on les colonies françaises d’Amérique du Nord) pour faire la connaissance des Wendats (ou Hurons-wendats) et constater que les sauvages ne sont pas ceux que l’on croit comme le raconte un certain frère récollet Gabriel Sagard envoyé en mission en Huronie et qui constate que leur organisation sociale était supérieure sur bien des plans à celle de la France, « qu’ils pourvoient à la nécessité de chacun, sans qu’il y ait aucun pauvre mendiant parmi leurs villes et villages… » (p. 60). Sagard, en outre, avait été surpris et impressionné par l’éloquence de ses hôtes, ainsi que par leur grande maîtrise de l’argumentation rationnelle…

Le livre de Sagard, « Le grand voyage du pays des Hurons » (mais aussi les soixante et onze volumes multi-auteurs des Relations des Jésuites) aura une grande influence non seulement sur Locke et Voltaire mais plus largement sur les philosophes des Lumières, de sorte qu’un certain père Lallemand pouvait écrire au sujet des Hurons-Wendats en 1644 : « Je ne crois pas qu’il y ait peuple sur la terre plus libre que ceux-ci, et moins capable de voir leurs volontés contraintes à quelque puissance que ce soit… » (p. 63).

Et les auteurs de nous rappeler que Engels lui-même en 1884 présente dans « L’origine de la famille, de la propriété et de l’État » les Iroquois comme une illustration parfaite du « communisme » non sans profiter de l’occasion pour préciser que si ce mot renvoie toujours à la notion de propriété collective, en particulier celle des moyens de production, « il existe toutefois une autre acception du terme « communiste », celle qui au lieu d’insister sur le régime de propriété met l’accent sur la maxime fondatrice ; « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » (p. 70).

Nous allons maintenant, dans les pages qui suivent, faire la connaissance de ce personnage extraordinaire « philosophe et chef politique wendat dont les vues sur la nature de l’homme et des sociétés humaines connurent une seconde vie dans les salons européens des Lumières : Kandiaronk (ou Kondiaronk?). Tous les témoignages confirment les talents d’orateur et l’éblouissante intelligence de Kandiaronk. « A en croire le père Pierre de Charlevoix, il était si naturellement éloquent que ses capacités mentales n’ont peut-être jamais été égalées » (p. 73). De sorte qu’il est fort probable que l’ambassadeur de la Confédération wandate envoyé en France à la cour de Louis XIV, n’était autre que Kandiaronk et il semble bien qu’il ne passa pas inaperçu comme n’étaient pas passés inaperçus les « Dialogues avec un sauvage » de Lahontan (1703) au point que, précisent les auteurs, Montesquieu, Diderot, Chateaubriand, Voltaire, entre autres, en furent influencés.

Mais poursuivons notre lecture pour découvrir que « les êtres humains ont continuellement butiné entre différentes formes d’organisation sociale », ce qui signifie entre autres que Pierre Clastres avait raison : « ceux qui vivent dans des sociétés sans État ne sont pas moins politiquement conscients que nous, ils le sont beaucoup plus » (p. 148). Bref, si l’on en croit Robert Lowie, « la plupart des sociétés amérindiennes, de Montréal à la Terre de feu étaient en fait anarchistes ». (p. 150).

L’énigme alors est celle-ci : « pourquoi Homo sapiens […] a-t-il laissé s’installer des systèmes inégalitaires rigides et permanents après avoir monté et démonté des structures hiérarchiques pendant des millénaires ? Est-ce vraiment une conséquence de sa nouvelle condition d’agriculteur ou de sa sédentarisation dans des villages puis dans des villes ? Devrions-nous explorer le passé à la recherche du moment où, comme l’envisageait Rousseau, un homme a pour la première fois enclos un bout de terrain et déclaré « ceci est à moi et pour toujours », ou est-ce un combat perdu d’avance ? Voilà les questions que nous allons aborder maintenant. »

Et ce sera pour le lecteur une vraie joie de se délecter des cinq cents pages suivantes dans lesquelles je me contenterai maintenant et pour terminer ce déjà trop long commentaire, de « butiner » au hasard. Ceci par exemple : « N’importe quel serf médiéval tout opprimé qu’il fût, travaillait moins d’heures qu’un employé de banque ou un ouvrier d’usine moderne » (Article de Marshall Sahlins, 1968, La première société d’abondance) publié dans les « Temps modernes » de Sartre. Ou encore ceci qui résonne curieusement aujourd’hui quand certains n’ont que le mot patrie à la bouche : « La patrie est le bout de Terre où l’on se sent bien, où l’on trouve ce dont on a envie et quand on n’est plus satisfait de ce bout de Terre on va ailleurs ».

Un peu plus loin les auteurs nous donnent à méditer quant à « l’agentivité humaine » que l’on appelait autrefois « libre arbitre », disent-ils avant de déclarer que « l’endroit précis où nous plaçons le curseur entre liberté et déterminisme relève largement de nos préférences personnelles » (p. 266). Ce dont, pour ma part, je ne suis pas si sûr tant il est toujours possible de se demander si « nos préférences personnelles » ne sont pas elles-mêmes déterminées comme, me semble-t-il, le démontre assez « géométriquement » notre bon vieux Baruch Spinoza avec son trope de la régression à l’infini.

Mais poursuivons encore un peu notre butinage avec ceci, à propos des Jardins d’Adonis, qui résonne aussi et de plus en plus de nos jours : « Nous vivons une existence « assez confortable » […] et puis patatras […] il a fallu que nous allions tripatouiller cet état de nature harmonieux… » (p. 294). Quant au travail, nos ancêtres du Néolithique avaient une conception bien particulière de « la valeur travail » dont on ne cesse de nous rebattre les oreilles car : « plutôt que de porter le bois et l’eau et de labourer la terre, ils parvenaient à « persuader » la nature de faire le gros du travail à leur place. Leur science ne reposait pas sur la domination ni sur la classification mais visait à infléchir, amadouer, soigner, cajoler, voire duper les force de la nature pour accroître les chances de succès » (quelque chose comme la permaculture, en somme). Ce qui parait-il scandalisait François Bacon car rien ne lui répugnait tant que quiconque puisse obtenir des résultats au moyen de quelques expédients oisifs plutôt qu’à la sueur de son front » (p. 304, note 50).

Voici maintenant « L’écologie de la liberté », titre du chapitre 7 emprunté à l’ouvrage majeur de Murray Bookchin sur l’écologie sociale même si, avertissent les auteurs, « nous ne pouvons souscrire aux vues de Bookchin sur la préhistoire […] alors qu’il y a en revanche beaucoup à apprendre du point de départ de son analyse » (p. 329, note18).

Et c’est ainsi que jusqu’à la dernière page le lecteur sera submergé par un torrent de passionnante érudition : Les villes qui se sont autogouvernées pendant plusieurs siècles sans le moindre temple ni palais, l’égalitarisme basque, l’invention de l’écriture cunéiforme, Teotihuacan (-100, 600) et ses « logements sociaux », la République de Tlaxcala et Kandiaronk encore, philosophe de ces idéaux qui au cours des trois siècles précédant l’invasion européenne étaient explicitement anti-autoritaires (p. 611), et la Crète minoenne gouvernée par des femmes, et…

Mais il me faut maintenant « boucler la boucle » comme le font les deux David dans leur dernier chapitre, bien conscient de n’avoir fait qu’effleurer ces pages denses de connaissances et de savoirs. Comment conclure alors sinon en soulignant le mot « liberté » comme ils le font eux-mêmes dans leur vaste conclusion car « la liberté dont il retourne ici n’est pas un idéal abstrait ni un principe formel comme dans la devise « Liberté, Égalité, Fraternité ». Tout au long de cet ouvrage nous avons évoqué des formes élémentaires de liberté sociale qui peuvent être concrètement mises en pratique : la liberté de partir s’installer ailleurs, la liberté d’ignorer les ordres donnés par d’autres ou d’y désobéir, la liberté de façonner des réalités sociales nouvelles et radicalement différentes ou d’alterner entre les unes et les autres » (p. 636).

Bon voyage donc à toutes celles et tous ceux qui ont la chance de ne pas avoir encore lu ce livre. Un petit (ou grand) bonheur les attend à chaque page.

Relire la chronique de Nestor Romero sur le Club de Mediapart : https://blogs.mediapart.fr/nestor-romero/blog/040122/david-graeber-et-david-wengrow-au-commencement-etait

2 Comments

  1. Grine Nora

    Bonjour Monsieur Romero vous avez été mon Professeur d espagnol au collège Juliot Curie de Fontenay sous bois vous m avez fait aimer cette langue merci beaucoup vous avez été un prof génial grace à vous je parle bien espagnol ce qui m a pousser à être entre Tenerife et la France merci mille fois on aimait tous aller à vos cours merci professeur

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