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Classe non-francophone, retour sur Babel : De la langue de scolarisation à la langue d’émancipation ?

Pour les « élèves nouvellement arrivés en France », apprendre à parler, lire et écrire le français est une épreuve incontournable pour travailler et vivre ici. Le français comme but, mais aussi comme moyen d’une conquête de soi et d’un monde nouveau.

Au sous-sol du collège, la petite salle (1) accueille une vingtaine d’élèves, comme autant de parcours singuliers pour presque autant de nationalités et de langues différentes. C’est la CLA (classe de liaison et d’accueil) qui regroupe, quelques heures par semaines et pour quelques mois, des jeunes de onze à seize ans, des enfants ayant suivi normalement des études dans leur pays, d’autres peu ou pas scolarisés, donc non-lecteurs. Inscrits et fréquentant dès leur arrivée une classe correspondant à leur âge, ils sont « sortis » de cours pour venir en CLA certaines heures, en fonction de leurs besoins et de leur emploi du temps. Ils ne se retrouvent donc pas forcément tous au même moment avec les mêmes camarades. Il s’agit, pour ces élèves immergés dans un univers linguistique francophone, d’apprivoiser et d’explorer la langue en menant une réflexion sur son fonctionnement et ses niveaux de formulation (2).

Comment « travailler ensemble » quand l’extrême hétérogénéité – et parfois la maigreur des effectifs – aiguise la tentation d’une individualisation à outrance ? Le risque est réel de voir le groupe se déliter, au détriment du collectif, et de la progression dans l’acquisition des savoirs et des compétences (au premier rang desquelles les compétences de socialisation et de coopération). Paradoxe redoutable, puisqu’on est là pour apprendre une langue, et donc la manier pour communiquer, échanger et partager. Et ajoutons que l’idéal collectif – démocratique ? – de l’école publique ne saurait s’accommoder de la seule juxtaposition de cours particuliers.

Passer du geste à la parole

Pour répondre à ces défis, notre CLA s’est dotée d’une assemblée hebdomadaire, inspirée des conseils de coopération. Pendant une heure, tous les élèves sont exceptionnellement présents pour faire le bilan de la semaine, préparer la suivante, régler les litiges ou proposer des projets à la classe. La séance commence rituellement par la lecture du compte rendu du précédent conseil. En effet, pour conserver une trace et surtout souligner l’importance de cette instance, tout conseil fait l’objet d’un compte rendu diffusé le lundi suivant dans le « CLA-infos » journal intérieur de la classe et autre outil de cohésion et de démocratie interne.

Les « tours de table », où chacun s’exprime à son tour, sont privilégiés. Cette réunion est donc l’occasion pour tous, non seulement d’écouter et de parler le français, mais de le pratiquer « pour de vrai », autour d’enjeux sensibles (parce que personnels) et concrets (parce qu’ayant des répercussions tangibles sur le quotidien du travail en classe).

Après une ou deux séances, le « nouveau », encore très maladroit, se lance. Il dira où il en est de son plan de travail hebdomadaire, il félicitera un tel qui l’a aidé, il témoignera à propos d’une dispute dont il fut témoin. Il se sentira alors impliqué dans la vie du groupe. Pour qui ne maîtrise pas encore la langue, passer du geste (y compris violent pour tenter d’entrer en contact avec l’autre) à la parole est un apprentissage essentiel. Il faudra vite apprendre à se faire comprendre par tous et avec nuance !

Pour l’enfant non scolarisé antérieurement, le fait de voir ses propos retranscrits dans le compte rendu, d’y repérer son prénom, puis celui des autres, et enfin de se lancer dans la lecture à haute voix de tel ou tel moment de la discussion auquel il avait participé est un chemin d’entrée dans l’écrit stimulant.

Passer de la parole à l’action

Quant aux plus « anciens », ils répartissent la parole, reformulent, expliquent, pointent et résument les arguments des uns et des autres… Raconter une dispute, trouver une solution à un problème d’organisation, exprimer sa lassitude face à un travail qui s’éternise : nous ne sommes plus dans l’exercice scolaire répétitif (et, en ce qui concerne les méthodes de langue, parfois assez bêtifiant), mais dans la vie, le quotidien, mais aussi l’éducatif au sens le plus exigeant. Interroger une activité proposée par le professeur, lui chercher un sens, se positionner par rapport à elle, permet sans conteste de se l’approprier. C’est une manière aussi de confronter nos cultures à travers l’échange et l’éternelle (re)découverte du processus démocratique. Questionner l’école, dans ses règles et ses rituels, pour qui n’est pas familiarisé avec ses implicites, est une des dimensions délicates de l’apprentissage du français langue de scolarisation. Face à la « culture du silence », Paolo Freire n’opposait-il pas « la parole en action, la parole qui transforme le monde au moment où elle dit ce qui était tu » ?

Leur français, même balbutiant, qui seul rend possible ce moment collectif, devient alors non seulement un outil incontournable du vivre ensemble, mais aussi le mode d’expression d’une aspiration démocratique et émancipatrice partagée. ■

1. Depuis cette rentrée nous disposons d’une « vraie » salle, à l’étage !

2. On trouvera une définition de la notion des « niveaux de formulation » dans Le Français langue seconde, ministère de l’Éducation nationale, CNDP, 2001.

Grégory Chambat,
CNT éducation, enseignant
en collège dans les dispositifs pour élèves non-francophones.

Cet article est extrait du numéro 37 de la revue N’Autre école “L’école (en) cause” à commander sur le site de la revue

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