*Introduction
[*Le débat*]
Le collectif Question de classe(s) se veut un lieu de débat ; et justement, notamment depuis la parution du livre d’Irène Pereira sur les pédagogies critiques [[Paolo Freire, pédagogues des opprimé.e.s, Libertalia 2017]] et ses nombreuses interventions sur le site, on questionne régulièrement les relations et oppositions entre un corpus de pédagogies dites « critiques » (dont la finalité est la remise en cause des structures de dominations par leur conscientisation) et les pédagogies coopératives (Freinet, PI…). Un des points de cristallisation du débat est la question de la « forme scolaire » (dont le cours magistral ou dialogué pourrait être l’idéal-typique) : dans ce que par commodité je nommerai les « pédagogies coopératives », il s’agit de contester cette forme scolaire jugée trop transmissive et ne permettant pas le travail coopératif ou personnalisé, l’enfant devant par ailleurs être producteur de savoir. Est présente l’idée qu’en expérimentant à l’école d’autres formes d’organisation du travail, on expérimenterait d’autres manières de vivre en société et l’école préfigurerait donc par sa forme une société nouvelle. “On prépare la démocratie de demain par la démocratie à l’école” disait Célestin Freinet. Les pédagogies critiques, sans forcément s’opposer à cette idée, ne sont pas convaincues par l’hypothèse que la transformation sociale puisse passer uniquement par la question technique de la forme d’organisation du travail et de la vie collective. Au contraire, bien souvent, une organisation du travail coopérative n’empêche pas la reproduction des oppressions (de genre, de « race », de classe), si ces oppressions ne font pas l’objet d’un travail explicit de « conscientisation ». La transformation sociale passe par une étude précise des oppressions dans la société et dans la vie des élèves pour pouvoir agir dessus. Pour cette conscientisation, un apport de connaissances vertical peut s’avérer nécessaire.
Illustration d’un album soviétique (titre inconnu)
[*Chronique du genre au cours préparatoire*]
Je suis enseignant en CP en éducation prioritaire renforcée à Paris. Sans être une classe « Freinet », ma classe de CP dédoublée s’organise avec quelques institutions coopératives et notamment un conseil hebdomadaire [[Le conseil de ma classe de CP a pour fonction de trouver des solutions à des problèmes portés au collectif par des élèves, souvent des conflits entre élèves, mais aussi des questions liées à l’organisation du travail, à mettre en débat des propositions et idées concernant la vie de la classe, et à progresser dans un système de ceintures à l’échelle de l’école.]]. Ce conseil a permis de prendre en charge la question de l’égalité fille-garçon, de la lutte contre les oppressions sexistes dans la classe – anticipant d’une année la programmation de l’école (en CP, on travaille sur le racisme, en CE1 sur le sexisme). Par le récit de cet outil pédagogique qu’est le conseil, il s’agit aussi de consigner des observations sur comment le genre fait la classe : comment le genre façonne les relations en son sein, comment il co-construit des comportements, des corps et des apprentissages, et in fine, des trajectoires scolaires.
« Enjeux scolaires : la mixité n’a pas produit l’égalité entre les filles et les garçons.»
Charlie Galibert, Petit manuel du genre à l’usage de toutes les générations, PUG, 2018
Entre réflexions et analyses, j’ai voulu faire la chronique des enjeux liés au genre dans une classe de CP d’éducation prioritaire.
[*Ma classe de CP*]
Pour parler de mes élèves, il me semble important de dire qui ils et elles sont, et donc de caractériser leurs origines sociales, migratoires ainsi que leur genre. Parfois, l’une de ces catégories sera plus particulièrement mobilisées comme trait explicatif, le plus souvent le genre, les autres indications sont importantes pour moi pour comprendre les relations internes à la classe, percevoir peut-être d’autres enjeux de pouvoir que le conflit garçon-fille explicité dans les lignes qui suivent.
Ainsi, dans ma classe, se mélangent des garçons et des filles issu.e.s de l’immigration sub-saharienne récente très prolétarisée, des enfants des enfants d’immigrés venant du Maghreb, dont les parents ont connu une petite ascension sociale et connaissent bien l’école pour y être passés (d’ailleurs souvent dans cette même école où j’enseigne), et enfin, des enfants de familles « blanches » faisant partie de ce que l’on peut appeler la « petite bourgeoisie culturelle » (à fort capital culturel) et nouvellement arrivées dans le quartier. Les filles sont six ; les garçons quatre. Ma petite classe est donc très mixte socialement, et par conséquent, de grandes inégalités sociales coexistent en son sein. Le dédoublement des CP d’éducation prioritaire fait que j’ai une classe avec 10 élèves ; l’un des avantages d’avoir un effectif si faible est, entre autres, de pouvoir observer finement les mécanismes d’apprentissages et d’appropriation du « scolaire » à l’œuvre dans la classe, et par conséquent aussi, la production des inégalités.
*Épisode 1 : Féminisme matérialiste sur le chemin de la bibliothèque
Sur le chemin de la bibliothèque, Anouck et Madeleine[[Les prénoms ont été anonymisés.]], filles de petit.e.s-bourgeois.e.s culturel.le.s, discutent des inégalités entre les garçons et les filles.
« – […] C’est pas juste, c’est un peu comme si on donnait 100 euros à un garçon et un bonbon à une fille. C’est pas juste ! Parce que 100 euros c’est beaucoup d’argent alors qu’un bonbon c’est juste quelque chose qui se mange !
– Oui, ce qu’on veut, c’est l’égalité ! L’é-ga-li-té ! » Débattent de manière très animée les deux fillettes.
Il est clair que le féminisme des deux filles doit se comprendre comme l’appropriation des discours parentaux sur l’égalité de genre. La colère des deux enfants montre toutefois que cela les touche réellement et qu’elles ont compris leur intérêt à ce discours ; on parle bien ici d’appropriation et non de simples répétitions. Bien qu’elles ne soient pas forcément en capacité d’observer finement les inégalités dans leur propre quotidien, ce « discours de l’égalité » fait sens dans leur condition de petite fille.
Elles ne s’adressent ni à moi, ni au camarade masculin qui les suit derrière. Peut-être parce que cela l’interpelle, peut-être aussi parce qu’il perçoit mon intérêt pour la discussion des deux filles, Mamadou déclare alors : « – Oui, mais les filles courent moins vite que les garçons, alors c’est normal que… », avant de susciter des réactions courroucées.
Mamadou est un enfant d’une famille de l’immigration récente, dont le père exerce un métier situé au plus bas de la hiérarchie sociale et en grande difficulté scolaire dans l’apprentissage de la lecture. Intuitivement, il semble percevoir que l’affirmation des filles bouleverse les rôles genrés assignés traditionnellement. Alors qu’Anouck et Madeleine ne parlaient pas des performances physiques, Mamadou ramène les revendications d’égalité à un constat d’inégalité qui lui semble incontestable : les filles courent moins vite que les garçons. En l’occurrence, ce jugement renforce la position dominante qu’il exerce quand il s’agit d’activités physiques et qu’il semble investir de manière compensatoire par rapport à ses difficultés dans les domaines plus « scolaires ».
« Nan, c’est pas vrai » proteste violemment Anouck en colère.
Quant à moi, je dis juste modestement que « je suis d’accord avec les filles ». Mamadou tente de me convaincre que « les filles ne font pas de freestyle », mais je n’ai pas le temps de comprendre de quoi il parle : nous sommes arrivé.e.s à la bibliothèque.
à suivre : [Bibliothèque et lutte contre les stéréotypes]
Chroniques du genre en cours préparatoire #1 : Intro et féminisme matérialiste
« Enjeux scolaires : la mixité n’a pas produit l’égalité entre les filles et les garçons. »
Charlie Galibert, Petit manuel du genre à l’usage de toutes les générations, PUG, 2018
Mais que faisait la non mixité ? Elle aggravait évidemment la situation puisque même le programme n’était pas le même. Moi je brodais pendant que les frères faisaient de la technologie. Moi je dansais pendant que mes frères faisaient des sports collectifs. La mixité n’a pas résolu tous les problèmes d’égalité, pas plus que le tri sélectif ne résout tous les problèmes écologiques. Mais améliore-t-on la situation en mettant le verre à la poubelle ? Sûrement pas.
Alors finir par justifier le retour de pédagogies frontales ou transmissives, car elles auraient vertu de convaincre davantage les enfants de l’égalité des sexes c’est certainement un mauvais chemin. Ce n’est pas en assenant des choses auxquelles on croit qu’on le fait vivre, ni avec les adultes, ni avec les enfants. La pédagogie suppose le tâtonnement, le débat, l’erreur rectifiée, la réflexion et la conscience politique émerge peu à peu, mais pas plus loin que ce que la société accepte, car nous vivons dans une société libérale, inégalitaire, capitaliste, qui n’accepte le féminisme ou l’écologie qu’à la marge, lorsque les profits et leur répartition n’en sont pas dérangés. La pédagogie n’épargne à personne de s’intéresser à la politique. Mais il ne suffit pas d’avoir de bonnes idées politiques pour construire une pédagogie qui les fait vivre vraiment. C’est cela la force de la pédagogie Freinet : l’adéquation entre les techniques créatives et émancipatrices et les idées politiques créatives et émancipatrices.
Chroniques du genre en cours préparatoire #1 : Intro et féminisme matérialiste
Bonsoir Véronique,
Comment as-tu pu croire que la petite citation valait comme une contestation de la mixité scolaire ?
Elle énonce simplement cela, la mixité n’a pas tout réglé.
Il est un peu dommage de vouloir à tout prix faire dire à un texte et à son auteur ce qu’il ne dit pas.
Ce texte est un premier volet, mais l’objet de la chronique est justement de parler de comment le conseil d’élèves “a permis de prendre en charge la question de l’égalité fille-garçon, de la lutte contre les oppressions sexistes dans la classe”. Le récit en sera fait dans une prochaine chronique.
Ce conseil d’élèves, il vient de l’école où j’enseigne, mais aussi de ma lecture passionnée des textes de Freinet, des tiens, du Nouvel Educateur. Pourquoi cette réaction ?
Il est vrai que je n’ai pas découvert le genre comme outil critique dans ce corpus-là, mais avec la sociologie et surtout par toutes mes camarades syndicalistes et féministes (que je ne saurai remercier assez).
Je ne trouve rien de plus stimulant aujourd’hui que d’interroger différents courants critiques de l’école aujourd’hui (les freinetistes, les pédagogies critiques mais aussi pourquoi pas les travaux d’ESCOL) en regard avec mon quotidien, avec mes pratiques de classe. Oui, ces courants s’opposent parfois, et alors ? Qu’est-ce qu’on s’en fiche nous les PE ? N’avons nous pas l’habitude de ces synthèses ? De prendre ce qui nous intéresse ? De prendre ce qui “marche” ? Ce qui nous permet de comprendre ? Et justement, de proclamer notre droit à faire avancer les débats ?
Dans l’espoir que tu lises Question de classe(s) avec moins de colère,
Arthur
Chroniques du genre en cours préparatoire #1 : Intro et féminisme matérialiste
« Oui, ces courants s’opposent parfois, et alors ? Qu’est-ce qu’on s’en fiche nous les PE ? N’avons nous pas l’habitude de ces synthèses ? De prendre ce qui nous intéresse ? De prendre ce qui “marche” ? Ce qui nous permet de comprendre ? Et justement, de proclamer notre droit à faire avancer les débats ?»
Des propos assez individualistes
Chaque enseignant fait ce qu’il veut, ce qu’il a envie, qu’importe ce que l’enfant a vécu, vit, vivra hors de sa classe
Pas de relations avec les autres enseignants, éducateurs, familles ?
Un petit peu de tradi, un petit peu de PI, un petit peu de PF…
Ce qui me plait à moi, et les enfants ?
Une classe c’est un petit système déjà très étroit si on ne peut pas l’élargir à l’école et au hors l’école. Il lui une faut une cohérence à minima.