Jusque dans les années 1960, l’échec scolaire n’existe pas. Les deux ordres scolaires qui coexistent – l’école primaire jusqu’au certificat d’études pour les catégories populaires et le lycée, incluant les « petites classes » de la onzième à la sixième, pour la bourgeoisie – conduisent les élèves jusqu’au bout du cursus correspondant à chaque classe sociale, et quelques « enfants du peuple » bénéficient même d’une promotion – le fameux « ascenseur social » – soit dans leur filière (école primaire supérieure ou cours complémentaire) soit en accédant à l’autre filière. Et celui qui n’obtient pas le certificat d’études n’est pas considéré comme en échec : c’est celui qui l’obtient qui est considéré comme particulièrement « méritant » (rappelons à ce propos que le « certif » n’a jamais été obtenu par plus de la moitié d’une classe d’âge).
Mais à la fin des années 1960 ce système ouvertement ségrégatif de tri social ne correspond plus ni aux aspirations populaires à une éducation commune ni aux besoins du patronat de personnels qualifiés plus nombreux après la phase d’industrialisation gaullienne. Les réformes Berthoin de 1959 et Fouchet de 1963 avaient porté à 16 ans la scolarité obligatoire, créé le « premier degré » unifié et reporté au niveau du collège la constitution de filières. Les libéraux, venus au pouvoir en 1974 avec Giscard d’Estaing, vont radicalement changer le paradigme et mettre en oeuvre une autre forme de tri social. Avec le ministre René Haby, ils instituent en 1975 le « collège unique », qui ne sera jamais vraiment « unique » mais qui est censé accueillir tous les élèves à l’issue de l’école primaire unifiée.
Dès lors, à un tri social fondé sur les classes sociales et désormais impossible puisque le cursus est « unique » succède un tri individualisé : il y a l’élève qui « réussit » (sans complément : il ne s’agit plus de « réussir un examen » mais de « réussir » tout court) dans ce parcours commun jusqu’à la fin de la scolarité obligatoire et celui qui « échoue ». « L’échec scolaire » fait bientôt la Une des journaux à chaque rentrée. On cherche des justificatifs sociologiques ou psychologiques à cette sélection, on multiplie les tests de QI. Pour les plus à droite, ce sera l’idéologie des « dons » et de l’origine génétique de la dyslexie soutenue par un Debray-Ritzen ; chez les plus modérés, on préfère parler de « talent ». A gauche, on met l’accent sur le « handicap socio-culturel » de l’élève des catégories populaires, qu’on va s’efforcer d’aider à le « combler », sans toutefois négliger le « mérite » : réussit celui ou celle qui par son « mérite » surmonte son « handicap ».
Mais dans tous les cas, on intègre la dominante individuelle, voire personnelle, du devenir scolaire : l’idéologie libérale triomphe, et rares sont ceux et celles qui attribuent à l’école elle-même, à sa structuration, à ses modalités d’enseignement, la perpétuation d’une sélection sociale, alors qu’en système capitaliste une de ses fonctions premières est de contribuer à la reproduction de la qualification diversifiée de la force de travail. Reprendre à son compte cette notion d’ « échec scolaire », c’est occulter cette donnée fondamentale.
Alain Chevarin
Chronique “Nos mots et les leurs” : Échec scolaire
Je rajouterais à ce texte auquel j’adhère que la notion d’échec est aussi devenue une affaire lorsque des enfants des classes bourgeoises y ont aussi été confrontés.
Même chose pour la drogue : les classes populaires pouvaient bien être ravagées par l’alcoolisme, cela n’était pas trop catastrophique. Mais quand l’overdose touchait les classes dites supérieures, alors là….