Le rapport de près de 400 pages publié le 16 mars par la commission d’enquête du Sénat « sur l’influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques » est une véritable bombe. Il n’est pas fréquent en effet, c’est le moins qu’on puisse dire, qu’un rapport public soit aussi critique avec la politique gouvernementale et fournisse autant d’éléments à charge souvent peu connus du grand public voire carrément occultés par les gouvernants. En outre, il est notable que ce rapport, élaboré à l’issue de 4 mois d’une enquête menée à l’initiative du groupe Communiste, républicain, citoyen et écologiste (CRCE), représente le travail d’une commission qui, aux dires du rapport lui-même, « a travaillé dans un esprit collégial et pluraliste, associant les représentants de chaque groupe politique du Sénat. »
Un système de consultation opaque
Dès le début le ton est donné : la première partie, de 107 pages, est consacrée à « l’inquiétante banalisation du recours aux cabinets de conseil ». Elle pointe notamment « un manque de transparence qui entretient un climat de défiance », « les dépenses de conseil de l’Etat dépassent le milliard d’euros en 2021 et ont plus que doublé pendant le quinquennat » (et le rapport démolit au passage les affirmations de Mme Amélie de Montchalin, ministre de la fonction et de la transformation publiques, selon laquelle « les dépenses sont stables »), la concentration des recours aux consultants sur un petit nombre de cabinets de conseil, « des facilités contractuelles pour faire appel aux consultants ». Bref c’est tout un système opaque qui est en place. Le gouvernement a prétendu justifier son recours aux cabinets de conseil pendant la crise sanitaire en invoquant l’urgence et l’impossibilité de recruter des fonctionnaires pour y répondre. Mais, même si on admettait qu’ils étaient indispensables, les conseils concernant la crise sanitaire ne représentent qu’une partie minime de ces conseils : c’est bien d’un système de consultation étendu à tous les ministères qu’il s’agit, que ce soit pour organiser la transformation de l’administration, définir une stratégie ou planifier la digitalisation des services.
Un chapitre intitulé « une prise de conscience (trop) tardive de la part du gouvernement », semble disculper le gouvernement en ramenant une orientation politique assumée à une simple erreur d’appréciation, mais le rapport dénonce néanmoins la circulaire du 19 janvier 2022 annonçant « une nouvelle politique de recours aux prestations intellectuelles », signée du Premier ministre et censée traduire cette prise de conscience : « des orientations à la fois tardives et incomplètes » et « des mesures tardives et marquées par une certaine urgence », « Aucune mesure sur la transparence […] Des moyens insuffisants […] « Un objectif de réduction des dépenses peu ambitieux […] Un dispositif de contrôle parcellaire ». Deux points principaux méritent un examen : le coût de ces conseils et, plus important encore, l’emprise de ces cabinets sur les politiques publiques. Des sommes énormes C’est ce qui a été le plus retenu par la presse : le rapport évoque « Un pognon de dingue » et fournit un chiffrage précis : « les dépenses de conseil de l’état dépassent le milliard d’euros en 2021 et ont plus que doublé pendant le quinquennat »(1). Dans le détail, « le montant des dépenses des ministères relevant du conseil au sens de la nomenclature des achats de l’État s’élevait à 893,9 millions d’euros en 2021, contre 379,1 millions d’euros en 2018 (hors opérateurs ). Les dépenses de conseil ont donc plus que doublé au cours de la période, avec une forte accélération lors de l’exercice 2021 (+ 45 %). » Et le rapport fournit des exemples de prix de ces prestations : 235 620 euros pour le guide sur le télétravail dans la fonction publique, rédigé en 2020 par Alixio, sous-traitant de McKinsey ; 1 570 000 euros versés à Eurogroup pour la transformation du Service de santé des armées (SSA). Lorsqu’il s’agit du domaine de l’informatique, où les ministères disent manquer de spécialistes, les tarifs explosent : 3,3 millions d’euros pour le lancement du système d’information « vaccination covid » (VAC-SI) en 2021 par le cabinet Accenture ; le pilotage de la réforme des APL, entrée en vigueur en 2021, a rapporté 3,8 millions d’euros à McKinsey. « Les dépenses de conseil en informatique, précise le rapport, atteignaient 646,4 millions d’euros en 2021, représentant ainsi 72 % des dépenses. Elles ont plus que doublé depuis 2018 »(2) . L’organisation de « consultations citoyennes » est une autre spécialité des cabinets de conseil : l’organisation du « Grand Débat national » par le Ministère de la transition écologique aura ainsi rapporté 2 586 106 € à Eurogroup en 2019, et l’animation des travaux de la Convention citoyenne pour le climat en 2019-2020 lui a rapporté 1 900 200 euros.
Une emprise grandissante sur les politiques publiques
Le rapport examine aussi longuement ce « phénomène tentaculaire » (sic) de l’intervention des cabinets de conseil, qui exercent « Une influence avérée sur la prise de décision publique ». Pire, même si le gouvernement s’en défend, « Une relation de dépendance peut même s’installer entre les cabinets de conseil et l’administration, aux dépens de cette dernière. C’est particulièrement vrai dans le domaine informatique, alors que l’État souhaite ‘numériser’ son action. » Deux exemples nous intéressent ici particulièrement, montrant la part prise par les grands cabinets de conseil internationaux dans les politiques suivies pour la fonction publique et le secteur éducatif. En janvier 2022, le cabinet EY, cabinet international d’audit financier et de conseil, le troisième plus important réseau mondial quant au chiffre d’affaires, présent dans plus de 150 pays où il emploie près de 300 000 personnes , « proposait, indique le rapport du Sénat, ‘d’imaginer un nouveau plan de transformation ambitieux pour le prochain quinquennat’ et évoquait la possibilité de supprimer 150 000 postes de fonctionnaires grâce au numérique. »(3) Numérisation, avez-vous dit ? Et l’enquête du Sénat a permis de découvrir que « le cabinet McKinsey avait réalisé en 2020 une mission portant sur ‘l’évolution du métier d’enseignant’ pour le compte de la DITP [Direction interministérielle de la Transformation publique] et du ministère de l’Éducation nationale ». C’est donc un cabinet international de conseil en stratégie (4) qui va organiser les colloques censés « éclairer » les travaux de la « concertation sociale sur le métier d’enseignant » lancée par Blanquer à la demande du Premier ministre. Ou comment se concerter entre soi, mais surtout pas avec les personnels concernés. Il est vrai que les domaines de prédilection de McKinsey (« adapter les systèmes éducatifs aux nouveaux besoins de compétences, améliorer l’employabilité et renforcer l’égalité des chances ») sont sûrement plus conformes aux vœux des cercles macroniens que les revendications des enseignant•e•s … Le rapport du Sénat, très critique sur cette prestation, estime d’ailleurs que « Les études thématiques réalisées au titre du ‘droit de tirage’ (rémunération au mérite des professeurs et gouvernance des établissements scolaires) ont surtout eu pour objet d’argumenter en faveur des positions du ministère. Ils ont été produits sans consulter la communauté enseignante » et conclut que « La décision du ministère et de la DITP d’engager près de 500 000 euros pour la réalisation de cette mission apparaît avoir été faiblement fondée au départ et inopportune a posteriori. » D’autres procédés moins visibles que think tanks et publications sont aussi utilisés : ainsi des accords-cadres ou des prestations pro bono. Les accords-cadres, qui se multiplient, « permettent de constituer un vivier de cabinets de conseil dans lequel les administrations peuvent aisément ‘piocher’ » sans avoir à passer par la procédure des marchés publics et ses contraintes légales (liberté d’accès à la commande publique, égalité de traitement des candidats et transparence). Pour les prestations gratuites (dites pro bono), une enquête de Mediapart vient par exemple de révéler comment le cabinet de conseil Mc Kinsey a déployé une « stratégie d’influence » autour d’Emmanuel Macron, notamment en travaillant gratuitement pour lui (prestations pro bono) dès son arrivée au ministère de l’économie, cependant que « plusieurs membres du département ‘secteur public’ de McKinsey ont participé, tout aussi gracieusement, au lancement d’En Marche »(5).
Et puis lutter encore
On dénonce souvent, à juste titre, la privatisation des services publics, de l’école à la poste en passant par le transport ferroviaire ou l’hôpital. Mais on est en deçà de la réalité : c’est une privatisation rampante de l’Etat lui-même qui est à l’œuvre, quand un cabinet de conseil privé se substitue aux prérogatives de l’État, quand le débat démocratique sur les politiques publiques peut être remplacé par l’audit d’une agence privée internationale. Il ne faut surtout pas voir là la preuve de quelque « complot ». Les complotistes, obnubilés par leur manichéisme et leur recherche de coupables cachés, se trompent de cible, pour le plus grand bonheur des extrêmes droites. On a là simplement une nouvelle avancée du capitalisme néolibéral, et de la logique de marché, propre à l’origine aux entreprises, jusqu’au sommet de l’état. On pourrait pour conclure reprendre la question posée par le rapport dans son propos liminaire : « Outre le coût des prestations de conseil, c’est notre vision de l’État qui est en jeu : peut-on accepter qu’il ‘délègue’ des missions stratégiques à des prestataires privés, dépourvus de légitimité démocratique ? » La réponse nous appartient.
1
« le coût annuel lissé du recours à des cabinets de conseil par ces 44 opérateurs pourrait s’être élevé, au minimum, à 171,9 millions d’euros en 2021, en hausse de 100 millions d’euros par rapport à l’année 2018. »
2 Ces dépenses sont uniquement celles de conseil et « n’incluent pas celles liées à l’achat de logiciels et de matériels ou encore celles concernant la réalisation de solutions logicielles. »
3
On notera aussi qu’EY a été mêlé à plusieurs scandales financiers, comme la faillite de Lehman Brothers en 2008 ou l’affaire Madoff.
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dont le siège est à New-York et qui n’a pas payé d’impôt en France depuis dix ans bien qu’y employant 600 personnes et y intervenant fréquemment auprès des ministères, notamment pour la gestion de la crise sanitaire …