Je viens de lire, aussi attentivement que possible, l’opuscule intitulé « Hypnocratie » d’un certain Jianwei Xun qui… n’existe pas. Contrairement aux commentateurs que j’ai parcourus et qui vont s’esbaudissant du bon tour joué par l’auteur véritable, un certain Andrea Colamedici, la farce m’est apparue au fil de la lecture comme un monument d’afféterie, de dandysme plus ou moins philosophique et d’absolue fatuité.
Dandysme quelque peu pédant en forme d’aveu consenti dans la postface de l’édition française (Philo magazine Editeur) : Jianwei Xun n’existe pas. […] il s’agit d’une « entité philosophique » émergeant de la collaboration entre intelligence humaine et artificielle ». Ce qui a bien y réfléchir est une absurdité : il ne peut y avoir de collaboration entre l’humain et l’artificiel tout simplement parce que si l’on supprime l’humain il n’y a plus d’IA, alors que supprimant l’IA l’humain demeure et sans doute plus humain que jamais. L’IA n’est qu’un outil créé par les humains et qui devrait comme tous les outils être manié avec précaution et en toute conscience des risques pour l’humain d’un maniement intempestif.
Quant au coup de « l’entité philosophique créant une boucle d’autoréflexion » etc. notons simplement qu’il est asséné ad nauseam comme sont ressassés les pseudo-concepts qui fleurissent dans ces pages comme pâquerettes au printemps.Voyons donc : première pâquerette fleurissant dès l’introduction : la transe, plus encore une « transe fonctionnelle » (p.7) et même une « économie de transe » (p.11).
On croit comprendre que la transe est quelque chose comme un état de conscience ou d’inconscience, allez savoir, dans lequel se trouve plongé le sujet sous hypnose. Pour plus de précisions on peut se reporter à l’interview donnée par l’auteur, le vrai, à Alexandre Lacroix dans Philosophie magasine de mai 2025 : quand vous regardez un film vous pouvez connaître une sorte de transe au sens classique du terme, c’est-à-dire qu’il y a une suspension provisoire de l’incrédulité. On se met à croire à l’histoire que l’on est en train de voir… Et s’il arrive que nous ne parvenons pas à croire complètement aux histoires, eh bien c’est que nous sommes en pleine meta-transe : nous sommes à l’intérieur et en dehors de l’illusion.
Mais, important, il faut savoir que l’IA a créé une nouvelle forme de transe qui n’a plus besoin d’un point focal, hypnotiseur, gourou, leader charismatique car figurez-vous que l’IA génère un champ hypnotique distribué et décentralisé. Et ce n’est pas tout, revenons à nos pâquerettes, à la méta-transe qui, on le sait maintenant est un état de conscience modifié qui inclut la conscience de sa propre nature artificielle…(p. 24).
Bon, je vais en rester là pour ce qui est de la transe et de la méta-transe afin d’éviter ce que l’auteur nomme la répétition obsessionnelle (p. 29) à laquelle, cependant il s’adonne joyeusement, pour en venir au chapitre cinq intitulé Une brève généalogie d’Hypnocratie (p. 39) dans lequel nous trouvons cette définition claire et donc bienvenue de l’Hypnocratie en tant que formes systématiques de manipulation de la conscience collective. Bien sûr pour plus de clarté encore la notion de « conscience collective » demanderait à être précisée, mais passons.
Car voici que l’auteur (le vrai, mais en collaboration sans doute avec une ribambelle d’IA) nous apprend que les premières formes systématiques de manipulation apparaissent dans les civilisation anciennes, et sont inextricablement liées à la sphère du sacré. Le sacré comme manipulateur des consciences !En voilà une découverte ! Car figurez-vous, les temples mésopotamiens n’étaient pas simplement des lieux de culte mais des machines perceptives complexes (!) qui induisaient des états de transe précis par le biais de l’architecture […], c’est la structure verticale, comme celle des cathédrales du Moyen-Age qui produisait la transe des fidèles. A moins que ce ne soit l’inverse : la transe des fidèles provoquée par la confrontation au mystère de l’Être, au mystère du monde produisant la verticalité, cet élan vers la lumière ? Ce qui ne fonctionne pas, d’ailleurs, avec le Roman dont la rotondité tournée vers la Terre produirait plutôt quelque chose de l’ordre de l’apaisement à moins que ce dernier ne soit aussi une forme de transe.
Il en va de même des Mystères d’Eleusis cités par l’auteur comme premier exemple de manipulation des consciences. Sont-ce les Mystères qui produisent la transe ou la confrontation à l’inconnaissable qui produit l’inlassable recherche de la Vérité que l’on peut dire transe si l’on veut ?
Cependant afin d’éviter une lecture linéaire et, par là, fastidieuse, poursuivons maintenant, comme le préconise le cher Montaigne « à sauts et à gambades » (Essais, livre 1, chap. XXV), ce qui, en outre permettra de folâtrer parmi les pâquerettes. Donc, après le sacré comme manipulation des consciences, voici qu’il nous est indiqué que l’émergence des médias de masse électroniques (la radio et la télévision en particulier) a, pour la première fois, créé la possibilité d’une synchronisation (sic) de la perception à une échelle nationale puis globale.
Ce qui, me semble-t-il, est parfaitement contradictoire avec le rôle dévolu précédemment au sacré en tant que manipulation des consciences. La Religion, en effet, a précédé de beaucoup les médias de masse électroniques pour ce qui est de la manipulation des consciences. Il est vrai en revanche, comme le souligne l’auteur, que c’est surtout le développement de la publicité et des outils de propagande qui représentent la rupture décisive, (p. 41) . Ceci pour autant et d’autant plus que comme ne le fait pas l’auteur, on considère la publicité comme un mode de propagande dont l’objectif n’est autre que de parvenir à imposer un modèle (comme il en va de toute propagande) en l’occurrence une société marchande, mercantiliste et spectaculaire dont l’idéologie présuppose une philosophie du bonheur, quelque chose comme un eudémonisme fondé et réalisé par la consommation, non pas la consommation nécessaire, mais la consommation comme geste, comme addiction qui implique que consommer c’est jouir.
A ce propos il n’est pas inutile de revenir à l’interview de Philosophie magazine où à une question posée quant à la société du spectacle de Guy Debord l’auteur estime que ce qui a changé depuis Debord, c’est que nous ne sommes plus réduits au rôle de spectateurs passifs. Nous sommes invités, via les réseaux sociaux, à performer (sic) notre propre identité et donc à être nous-mêmes le spectacle (p. 20).
Grand est mon étonnement car je ne sais où l’auteur a été pêcher une telle considération dans la mesure où il suffit d’ouvrir le livre de Debord à n’importe quelle page pour constater que dans la société du spectacle décrite magistralement le spectateur n’est nullement passif mais bien au contraire totalement impliqué dans le spectacle en tant qu’acteur tout à fait déterminant.
Quant à l’énoncé « nous sommes invités via les réseaux sociaux… il présuppose que « nous » fréquentons, toutes et tous, les réseaux sociaux, ce qui est faux, nous sommes nombreux, quoique minoritaires sans doute, à ne pas fréquenter ces lieux de perdition et à nous en trouver fort bien. Et, puisque le livre de Debord est ouvert profitons-en pour noter que si le concept d’Hypnocratie est une « création » de quelques IA collaborant, le phénomène du comportement hypnotique a été fort pertinemment décrit par Debord en ces termes dans les années 1960 sans recours à quelque machine que ce soit : Là où le monde réel se change en simples images, les simples images deviennent des êtres réels, et les motivations efficientes d’un comportement hypnotique (p. 23). Je souligne en gras.
Poursuivons maintenant, toujours à sauts et gambades, avec ceci qui importe : Alors que les mouvements de la contre-culture exploraient les états de transe comme des termes de libération, le système capitaliste a commencé, dans les années 60-70 à incorporer ces mêmes techniques à des fins commerciales […] un processus qui annonce la façon dont l’Hypocratie contemporaine absorbe et neutralise les formes de résistance (p. 42). Ce qui appelle tout de même quelques commentaires.
Il y a belle lurette, en effet, que le capitalisme absorbe et neutralise les formes de résistance. Il se pourrait même qu’il soit dans l’essence (ou quelque chose de la sorte) du capitalisme d’intégrer à son fonctionnement toute forme de résistance. Considérons brièvement pour le voir l’histoire du syndicalisme qui m’est particulièrement chère.
Le syndicalisme (sans avoir à remonter aux premières associations ouvrières et aux Bourses de Fernand Peloutier) s’affirme très tôt comme force révolutionnaire de « transformation sociale » luttant pour l’abolition de l’exploitation capitaliste et de « l’exploitation de l’homme par l’homme ». Ceci est affirmé très précisément dans le texte de la fameuse « Charte d’Amiens » en 1906. La Charte, en effet, si elle affirme que le syndicalisme lutte « pour la satisfaction des conditions matérielles des travailleurs, affirme dans le même temps que cette besogne n’est qu’un côté de l’œuvre du syndicalisme. Il prépare l’émancipation intégrale qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste. »
Nous savons aujourd’hui et depuis longtemps ce qui est advenu de ces intentions révolutionnaires : le capitalisme satisfaisant quelques « améliorations immédiates » (salaires, temps de travail) a fait « oublier » l’expropriation capitaliste pour intégrer la pratique syndicale en tant que « partenaire social » collaborant à son propre fonctionnement c’est-à-dire à l’exploitation capitaliste. L’IA ne fait qu’améliorer, qu’amplifier et raffiner le processus d’intégration de toute résistance, il ne le crée pas.
Il en va de même en ce qui concerne la publicité (p.81) qui n’a pas attendu l’IA pour manipuler les consciences. Il est affirmé (P.67) que : au cœur de l’Hypnocratie se trouve un moteur puissant : la manipulation de l’anticipation. Il s’agit de créer un état d’attente perpétuel qui n’atteint jamais à la satisfaction. Le système maintient son pouvoir non pas en comblant les désirs mais en les maintenant dans un état constant de quasi-satisfaction. Ce faisant notre auteur feint d’ignorer que le maintien (du consommateur) dans un état d’attente perpétuel constitue le fondement même du fonctionnement publicitaire, marchand et spectaculaire.Une fois encore, l’IA n’invente rien mais amplifie et raffine en le sophistiquant le fonctionnement de la société marchande spectacularisée.
Alors que faire ? ( vieille question qui n’a pas attendu le numérique pour être formulée), comment combattre un système qui devient plus fort quand on s’y attaque ? Comment critiquer un mécanisme qui se nourrit d’invectives ? Comment résister à quelque chose qui transforme la résistance elle-même en marchandise ? (p. 83).
Bonnes questions mais, pour aller vite maintenant, gambadons alertement au-dessus d’un salmigondis langagier où l’afféterie le dispute au pédantisme, où il est question de « résistance obscure », de « concept d’authenticité » (au secours Sartre!), « d’identité quantique », « d’esthétisation », de « gamification », de « réseaux d’identité », de « shifting », de « nœuds d’identité collective », de « souveraineté » (très à la mode ces temps-ci), « d’économie du post-plaisir », « d’image algorithmique », de dopamine… Basta !
Bondissons sans plus tarder vers le chapitre 16 intitulé « la résistance invisible » qui, dit l’auteur (p. 101), peut être conçue comme la création de zones « d’invisibilité algorithmique ». Mais alors, entraînés dans cette profusion de coquetteries langagières, nous plongeons dans le dilemme que tout militant connaît et qui est aussi vieux que le monde : pour combattre efficacement un système faut-il être dedans ou dehors ?
On l’aura compris, l’auteur choisit d’être dedans, de s’immiscer dans les interstices du système hypnocratique pour créer en catimini des réalités algorithmiques alternatives. Quelque chose comme des rêves car les rêves sont la dimension première dans laquelle ce type de résistance prend forme. Car rêver c’est résister non pas en se limitant à ce qui est mais en embrassant ce qui pourrait être dans toute sa potentialité (p.105).
Proustien, pourrait-on dire, si ce n’est que le « rêver » de Proust (ce grand bourgeois était, par ailleurs, un authentique subversif) est exprimé avec une élégante simplicité qui ne doit rien à l’artifice numérique : Si un peu de rêve est dangereux, ce qui en guérit ce n’est pas moins de rêve, mais plus de rêve, mais tout le rêve (Elstir p. 130, « Les jeunes filles en fleur »).
On le voit, il n’a pas été nécessaire, là non plus, d’attendre l’avènement du numérique et de l’IA pour prendre conscience de la puissance du rêve en tant que subversion d’une réalité matériellement et intellectuellement insupportable. Toute l’histoire de l’Utopie, du rêve utopique le montre amplement, depuis longtemps, depuis toujours, depuis Socrate, son verre de ciguë à la main dissertant de ce qu’il en est de l’âme, c’est-à-dire de la pensée, du savoir, du désir, de la connaissance, du rêve donc, tout cela qui est de l’ordre du divin c’est-à-dire du subversif en perpétuelle révolte contre l’absurde matérialité du rocher de Sisyphe.
Mais ce n’est pas tout, la question demeure : comment résister concrètement à l’Hypnocratie ? La réponse de l’auteur est la suivante : par une manière d’être qui existe à côté et en dehors des flux hypnocratiques (p. 123). Mais encore, insiste-t-il (sautons allègrement au-dessus de Hegel, des consciences récursives et des consciences collectives pour en venir à ce questionnement: Comment développer des pratiques de liberté qui ne s’épuisent pas dans le moment même de leur expression ? Bonne question.Réponse : en développant une forme de présence qui soit à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de manière à dégager un temps interstitiel, mais attention , qui ne soit pas un énième produit lifestyle de l’économie de l’attention mais capable de générer de nouvelles formes de vie dans les interstices du contrôle algorithmique.
Lumineux, n’est-ce pas ! Sinon que notre auteur semble découvrir ici « le pas de côté », la « bifurcation » que nombre de militants ont pratiqué depuis longtemps, depuis toujours, car, bien sûr il ne peut être question de déconnexions totales puisque l’auteur décide sans plus de tergiversations qu’elles sont impossibles (p. 128) . Cependant cette évocation, comme en passant, du luddisme (bris de machines) pour le rejeter avec désinvolture, le fait même de cette évocation ne serait-il pas, inconsciemment bien sûr, le signe et l’affirmation d’une possibilité sans doute rêvée, utopique mais par le fait même de son évocation parfaitement réelle ?
Car, voyez-vous, En définitive la question n’est pas de savoir comment échapper à l’Hypnocratie – entreprise impossible à l’ère de la médiation totale – mais comment maintenir vivante, au sein même du système, la possibilité d’une présence différente (p. 130) ce qui se dit plus simplement, plus sincèrement ainsi : comment pourrait-on se passer, de ces si passionnants jouets, de ces rectangles lumineux portés comme des reliquaires en tous lieux et toutes circonstances ? Comment se défaire de ces « doudous » bien plus addictifs que les peluches de notre enfance ? Comment vivre autrement que les yeux fixés sur les écrans c’est-à-dire autrement qu’aveuglément ?
Alors que 80% des insectes ont été exterminés au cours des deux dernières décennies, que depuis près de 40 ans 20 millions d’oiseaux disparaissent d’une année sur l’autre soit 800 millions d’oiseaux en moins depuis 1980 (CNRS). Alors qu’en 2022 cinq millions d’enfants sont morts dans le monde soit un mort toutes les six secondes…
Rien à voir n’est-ce pas?
Rien à voir avec les monstrueuses usines à produire du numérique dilapidant une énergie qui mieux employée serait salvatrice. Rien à voir avec l’agriculture chimiquement technologisée.
Rien à voir !
Enfouissons -nous dans nos doudous lumineux et aveuglants pour, justement, ne rien voir…
Jusqu’à en crever !
Nestor Romero
Billet de blog de Nestor Romero sur le Club Mediapart : https://blogs.mediapart.fr/nestor-romero/blog/110525/hypnocratie-0