Je viens de lire dans l’excellent Philosophie magazine (3 avril 25) la réaction d’Yves Michaud à la condamnation de M. Le Pen, réaction qui ne m’a pas étonné étant donné le contentieux vieux de dix ans qui nous oppose, moi petit prof de ZEP et lui prestigieux philosophe de l’Université de tous les savoirs.
Michaud écrit :
Dans le cas de Marine Le Pen, l’exécution provisoire immédiate de l’inéligibilité est le point où les juges ont abusé de leur pouvoir, piétinent les droits du citoyen, et perpètrent en fait un assassinat politique. L’appel est rendu d’avance inopérant et le provisoire ipso factoest définitif. J’emploie consciemment le mot grave d’« assassinat », car, qui plus est, la préméditation politique est peu discutable …
On peut lire l’article dans sa totalité (si l’on ne craint pas la nausée) en suivant le lien :
Un contentieux vieux de dix ans disais-je mais qui, me semble-t-il, conserve une certaine actualité et, en tout cas, permet de comprendre comment le philosophe historien et pédagogue vole aujourd’hui au secours de la cheffe du facho-trumpisme hexagonal.
Voici donc le texte du billet que je publiais dans ce même blog le 23 janvier 2016. Il y est question des Brigades internationales pendant la guerre d’Espagne, de pédagogie et de bienveillance :
Yves Michaud est très sensible à la critique, comme je le vérifiai voici cinq ans (déjà!) lors d’un léger différend entre nous. Mais peu importe, car cette fois il touche à deux sujets, deux centres d’intérêt qui ont émerveillé ma vie : L’Espagne, sa guerre et sa révolution de 1936 d’une part, l’éducation et la pédagogie d’autre part qui, pendant trente cinq ans d’exercice en ZEP, m’ont permis d’enseigner, de vivre donc, avec enthousiasme, plaisir, bonheur.
Les voyous des Brigades
L’Espagne pour commencer : au cours de son dialogue avec Fethi Benslama dans le cadre du très intéressant dossier, « Le bien et le mal, ça s’apprend? » publié par « Philosophie magazine » de février 2016, Yves Michaud dit ceci :
Au risque de choquer je comparerais volontiers nos djihadistes aux volontaires des Brigades internationales qui ont rejoint la guerre d’Espagne en 1936. J’ai connu des voyous qui, plus jeunes, étaient partis en Espagne parce qu’ils avaient envie de manier des armes et de tuer.
Sans blague? Notons tout d’abord que les djihadistes ne sont pas comparés à certains volontaires mais aux volontaires. Et puis, oh oui, il devait bien y avoir quelques voyous dans les Brigades comme il y eut quelques années plus tard des truands dans la Résistance en France…
Je sais bien que Yves Michaud n’est pas le seul à avoir osé cette comparaison entre djihadistes et brigadistes, pour autant elle n’en est pas moins de l’ordre de l’indécence, et je pèse mes mots.
Les mânes de Simone Weil et de Georges Orwell, sans parler de celles de Malraux, doivent frémir d’une telle, disons pour rester calme, ignorance ou peut-être tout simplement bêtise.
Car non seulement les brigadistes ne furent ni les premiers ni les seuls à aller en Espagne mais nombreux sont ceux qui franchirent les Pyrénées dès juillet 1936 pour combattre dans les colonnes de miliciens, essentiellement celles des anarcho-syndicalistes de la CNT (Confederación nacional del trabajo) et des marxistes dissidents (et non trotskystes comme le prétend la vulgate) du POUM (Partido obrero de unificación marxista).
C’est ainsi précisément que Simone Weil rejoint la Colonne Durruti sur le front de Saragosse et que Orwell, un peu plus tard, combattra dans la colonne du POUM sur le front de Huesca.
Les Brigades sont crées à l’automne 1936 et elles sont organisées avec la bénédiction de Staline par les communistes André Marty et Luigi Longo entre autres. Les volontaires affluent et parmi eux sans doute des voyous et des fous comme dans toutes les guerres, toutes les révolutions. Cependant l’un des plus fins connaisseurs des Brigades, l’historien Remi Skoulelsky, apporte les précisions suivantes :
Les volontaires venaient d’un milieu ouvrier, lié à des réseaux comme le Parti communiste, le Secours rouge international, mais la moitié seulement avait une carte d’une organisation (PC, CGT, PS). On constate que la moyenne d’âge est plus près de la trentaine que de la vingtaine, que la plupart a déjà fait son service militaire, et que beaucoup sont pères de famille: ce ne sont pas des départs «coups de tête». (Libération, 23/12/1994)
Ces hommes et ces femmes allaient en Espagne pour lutter contre le fascisme, et pour aider à bâtir une société de justice, de liberté et d’égalité, une société dans laquelle chaque individu pourrait s’exprimer en toute liberté, se vêtir comme bon lui semble et être l’égal de tout autre, bref, l’exact inverse de la société que voudraient imposer les djihadistes en question, une société théocratique, oppressive, répressive, totalitaire, fasciste enfin.
De sorte que contrairement à Fethi Benslama qui acquiesce en ces termes : « cette comparaison me paraît pertinente », je répète et confirme qu’elle me paraît parfaitement indécente.
Face à face
Venons-en maintenant à la question de l’éducation. Yves Michaud rappelle qu’il publia voici cinq ans un livre intitulé « Face à la classe » alors qu’il allait d’établissement en établissement porter la bonne parole quant à la « gestion de la classe », gestion dont je dis à l’époque tout le mal que j’en pensais (on trouvera ici mon texte et dans les derniers commentaires la réponse d’Yves Michaud ainsi que ma réponse à sa réponse).
« Face à la classe » donc : je ne sais pas si l’auteur employant le mot « face » se rend bien compte qu’il instaure d’emblée une situation conflictuelle, un face à face dans lequel la classe est posée comme adversaire, comme ennemi potentiel, comme ensemble à « gérer » c’est-à-dire à soumettre. Mais cet ensemble n’est pas vide, il est constitué d’enfants, de singularités, de subjectivités que le « Face à la classe » ignore.
Je persiste à soutenir qu’un enseignant ne devrait jamais être « face à la classe » mais toujours avec ses élèves, au plus près de chacun et chacune de ses élèves non pour « gérer » mais pour accompagner et soutenir… avec bienveillance, bienveillance à laquelle nous n’allons pas tarder à revenir. Mais passons pour l’instant car il y a, sinon plus grave, du moins plus grotesque.
En effet, comme tous les instructeurs (j’appelle instructeur tout enseignant qui se dresse face aux élèves, pardon, à la classe, comme un sergent instructeur se dresse face à de nouvelles recrues), comme tous les instructeurs donc, Yves Michaud veut revenir à un socle minimal, etc., lire, écrire, compter et, ajoute-t-il, adieu les pédagogies gadgets, entendons par là toute pédagogie quelque peu active qui s’écarte du sacro-saint je parle/tu écoutes de nos instructeurs.
De sorte que voici ce que propose Yves Michaud :
Beaucoup de jeunes issus des quartiers défavorisés (en passant ils ne sont pas issus ils y sont, ils y vivent et leur école y est aussi) emploient cinq cents ou sept cents mots. Cela donne très peu de latitude pour exprimer des sentiments.
Alors que faire ? Eh bien, c’est très simple :
On pourrait décider d’apprendre trois mots chaque matin – c’est facile et utile.
Et voilà comment notre instructeur compte enrichir la langue des élèves, pardon, de la classe à laquelle il fait face. Et cela n’est pas un gadget, n’est-ce pas ? Non, c’est tout simplement grotesque. Inutile d’insister donc car ce n’est pas tout.
Contre la bienveillance
Yves Michaud, en effet, répondant à son interlocuteur qui s’émeut de l’échec de toutes les fonctions instituantes qui ne sont pas parvenues à donner le sentiment d’appartenance digne à la nation (sic), nous informe qu’il « a peut-être la solution » qu’il argumente dans son prochain livre intitulé « Contre la bienveillance ».
Nous allons voir quelle est cette solution mais notons auparavant que l’auteur de ce futur livre a horreur de la bienveillance :
Les directives du ministère recommandent de traiter les élèves avec bienveillance, de les noter avec bienveillance… Nulle part il est dit qu’il faut remettre de l’interdit et des sanctions. Pourtant les élèves sont très demandeurs d’un cadre.
Paroles d’instructeur. Nous voici, à nouveau dans le face à face et voici quarante ans au moins que l’on entend cette ritournelle dans les salles des professeurs : discipline, sanctions, interdits et les élèves qui demandent à être cadrés (au secours La Boétie !), c’est d’ailleurs la seule demande des élèves que les instructeurs consentent à prendre en considération.
Pourtant, oui, il faut le dire, l’écrire, le répéter et le pratiquer, il convient non seulement de considérer les enfants (les enfants, en effet) avec bienveillance mais aussi les évaluer, mieux encore les observer avec bienveillance. Et ce n’est pas nouveau.
Dans les années 1980, au temps de la réforme Savary on débattait beaucoup de modes d’évaluation, on parlait d’évaluation sommative (celle qui tranche) et d’évaluation formative, formulation, cette dernière, à laquelle j’ai bientôt préféré celle d’évaluation bienveillante puis d’observation bienveillante.
Ce qui n’a rien à voir avec je ne sais quelle démagogie mais qui à partir d’une observation attentive de la production de l’élève, de ses erreurs, de ses insuffisances, met en œuvre une nouvelle séquence d’apprentissages permettant de comprendre et corriger les erreurs, de combler les lacunes.
J’attends donc avec impatience (non, pas vraiment) la sortie du livre anti-bienveillance et, en attendant voyons, puisqu’il nous en donne ici la primeur, la solution que son auteur nous propose quant à la manière d’amener (ou de contraindre ?) un enfant à « se considérer comme un citoyen de la République française ». Voici la solution :
“Pour cela, je pense qu’il faut réintroduire un serment républicain pour tout le monde dans l’esprit de la Constitution révolutionnaire de 1793. Il s’agirait de s’inspirer des rites religieux de la confirmation ou de la bar mitsva.“
Mais il suffit. N’entrons pas dans le détail du serment. Grotesque disais-je, comment ne pas le confirmer ? Ou pire encore car le terrain est ainsi déblayé pour frayer le chemin du pouvoir à celles et ceux qui portent depuis toujours les « valeurs » de discipline, de sanction, d’interdit.
A ces valeurs mortifères il est encore temps d’en opposer d’autres, vigoureusement :
On demandait à Socrate d’où il était, il ne répondit pas d’Athènes mais du monde ». (Montaigne, Essais, livre1, chapitre XXVI).
Ou encore :
Je suis nécessairement homme, je ne suis français que par hasard. (Montesqieu)
Ou encore:
L’égoïsme et la haine ont seuls une patrie, la fraternité n’en a pas. (Lamartine)
Ou encore…
Cette idée de frontières et de nations me paraît absurde. La seule chose qui peut nous sauver est d’être citoyens du monde. (Borges)
Ou encore…
Comment s’étonner aujourd’hui, en avril 2025, du fait que notre philosophe vole au secours de M. Lepen ? Rien d’étonnant en effet mais une parfaite cohérence.
Nestor Romero
Le lien de son blog sur Mediapart : https://blogs.mediapart.fr/nestor-romero/blog/050425/y-michaud-et-lassassinat-politique-de-m-lepen