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Vous avez dit neutralité ?

Eva et Ange connaissent une réalité qui commence souvent vers 7h le matin. On descend pour manger dans le silence blafard de la cuisine. Maman est déjà partie travailler. La grande aiguille bouge d’un cran à chaque minute. Au début, c’est imperceptible, puis, à force, un coup d’œil discret suffit. Se laver, s’habiller, pas question de jouer. Faire les lits, ne pas se chamailler. On prendra le bus sur la départementale, à l’autre bout du champ de maïs. Ange est demi de mêlée le samedi après midi ; il sait lire tous les ya, yo, yeu, ya, you de la semaine.
Marie-Louise était institutrice comme son mari Léon qui admirait Jean Jaurès et leur fils épousera les thèses socialistes dans sa jeunesse. Georges fut l’exemple parfait de la promotion sociale sous la IIIe république. Au seuil de l’année 68, alors qu’il est encore premier ministre, il convoque quelques experts pour étudier la politique industrielle. Le rapport « Ortoli-Montjoie » montrera la nécessité de mieux centrer la politique du gouvernement Pompidou sur le développement du profit de quelques groupes privés bien sélectionnés.

On y lit qu’une société dans laquelle des divergences profondes apparaîtraient sur le rôle et la portée même du profit, ne manquerait pas d’être profondément ébranlée dans la recherche de son développement, et partant, de sa puissance et de son indépendance. A cette fin, l’appareil éducatif devrait remplir une mission industrielle. Je relève plus loin que le facteur essentiel du développement de l’industrie est peut-être l’existence et la diffusion, dans l’ensemble de la société, d’une mentalité, d’un état d’esprit industriel… Parmi ses principales composantes, il faut sans doute retenir… une attitude positive vis-à-vis du profit, regardé non comme une tare, ni même seulement comme l’annexe du succès, mais bien comme objectif essentiel et la sanction de la gestion de l’entreprise. Les conseillers préconisaient en conséquence que l’enseignement soit davantage axé sur la vie économique ; en particulier que, dès le primaire, si possible, les enfants apprennent à connaître le rôle et le fonctionnement de l’entreprise…
Mais alors l’école ne serait plus neutre ? L’a-t-elle jamais été ? Pour Jaurès, l’école de Jules Ferry était avant tout un service social, un axe essentiel de la stratégie gradualiste de conquête du pouvoir, il fallait donc la défendre par le combat de la laïcité quitte à s’allier avec la petite bourgeoisie laïque.
On a de quoi penser que les uns et les autres, qu’ils soient issues des urnes ou de l’ENA, sans être eux-mêmes milliardaires, œuvrent à la pérennité de leur caste. Les peuples acceptent la direction d’hommes qui ont d’autres intérêts que les leurs; ces hommes veulent bien leur rendre service, mais à la condition que les masses leur livrent l’État, objet de leur convoitise. Georges Sorel1 observait en 1904 que l’instinct de révolte des pauvres peut servir de base à la formation d’un État populaire, avec des bourgeois qui désirent continuer la vie bourgeoise, qui maintiennent les idéologies bourgeoises, mais qui se donnent comme les mandataires du prolétariat.
Le deuxième point de l’introduction des statuts de l’Internationale des Travailleurs de l’Enseignement2 précisait : L’école de la société capitaliste sert avant tout les intérêts des classes possédantes, d’une part, en vue de la formation d’une couche isolée de privilégiés capable de diriger la société bourgeoise, d’assurer le fonctionnement de ses rouages et de faire respecter ses prérogatives, d’autre part, en vue du maintien de l’immense majorité du peuple à l’état de masse asservie intellectuellement et d’instrument aveugle du capitalisme.
Le débat est ancien qui oscille entre L’école n’est pas au service d’une classe, elle est au service de l’enfant dont elle fait un homme ou L’école doit respecter l’enfant dans ses opinions philosophiques ou politiques ; elle doit strictement être neutre3 ou Tout comme il ne peut y avoir de vie socialement neutre, il ne peut y avoir d’éducation socialement neutre4… Tandis qu’Henri Barbusse repoussait toute idée de neutralité, Romain Rolland écrivait : La mission sacrée de l’école est de former des caractères vigoureux et de libres intelligences… Une éducation de classe, non moins qu’une éducation d’état, est une éducation d’esclaves… Tout cléricalisme, bourgeois ou prolétarien, voilà l’ennemi !
Le constat n’est pas nouveau que la sanctuarisation de l’institution scolaire au nom d’une neutralité impossible, sa mise à l’abri de la société qu’elle contribue à engendrer, tout cela masque sa nature et ses fondements. Lorsqu’on étudie historiquement la manière dont se sont formés et développés les systèmes d’éducation, on s’aperçoit qu’ils dépendent de la religion, de l’organisation politique, du degré de développement des sciences, de l’état de l’industrie… Si on les détache de toutes ces causes historiques, ils deviennent incompréhensibles5. L’école est assurément une institution sociale dont le contrôle idéologique fait débat entre républicains et conservateurs depuis 1789 sans jamais qu’on cause pédagogie, l’unanimité se faisant sur les questions d’autorité, de morale, d’ordre et par conséquent de statut accordé à l’élève6. Aujourd’hui en France, il est devenu inconvenant de se préoccuper des conditions de sa formation intellectuelle au contact de l’expérience sociale. La parole des experts a substitué à la pédagogie la didactique des disciplines et la psychologie cognitive, ce qui met assurément à l’abri de tout examen d’une politique éducative soucieuse de promotion collective et de transformation sociale. De la sorte, les partis de gauche n’ont plus aucune proposition à formuler, si ce n’est d’augmenter les crédits alloués au système scolaire tel qu’il est.
La messe est dite depuis longtemps. Sous prétexte de protéger les élèves de la violence d’un monde toujours plus inégalitaire, l’école fait au moins en sorte qu’ils aspirent à s’y « élever » individuellement sans avoir jamais les moyens d’y comprendre ce qui fonde l’inégalité. Le « génie » politique aura été de dissimuler le principe actif de la « domestication » des opprimés, principe qui repose sur les conditions dans lesquelles les savoirs de base sont transmis : une école « protégée » de la réalité de tout fonctionnement social et chargée de la transmission des connaissances plutôt que de l’exercice des différents langages qui permettent de les rencontrer dans leur processus de construction. En clair, une « école pour le peuple » contre cette « école du peuple » dont le concept s’enracine sur un principe inverse, commun à l’ensemble des mouvements ouvriers du 19ème siècle : pas de formation intellectuelle sans engagement dans la réalité d’une production sociale.
Des 19ème et 20ème siècles riches en tentatives révolutionnaires, ces mouvements – continuons de les appeler ouvriers pour les distinguer de ce qu’on a pris l’habitude d’appeler la Gauche aujourd’hui – gardent quelques traces (enfouies !) de leurs luttes contre et dans l’école capitaliste. Parallèlement, il y a toujours eu des enseignants et des citoyens pour s’impatienter du faible rendement subversif d’une école publique qui s’autoproclamait libératrice, donc soucieuse d’accompagner l’impertinence populaire. Quelques-uns de ces impatients et de ces atterrés se sont rencontrés à Gennevilliers au colloque des 27 et 28 avril 2013 organisé par les revues « Les Actes de Lecture » et « N’autre école ». Ils constatent la cohérence et l’inertie d’un système en train de coaguler et sur lequel plus personne ne mise : fermeture des formes architecturales et des espaces intérieurs, âge du début de scolarité, division en années, rôle conformateur de la maternelle, emboîtement de programmes successifs découpant du savoir en disciplines, classes homogènes, redoublement, rythme quotidien des leçons et des exercices, art du maître pour poser les questions dont il connaît la réponse, art pour masquer les différences et nier les véritables causes des conflits, recherche toujours plus vaine d’une motivation7par le faire-semblant… Décidément un lieu de plus en plus clos afin que les enfants ignorent durablement comment construire leurs savoirs par l’exercice de leur pouvoir sur le monde réel !
Ce colloque a décidé d’appeler à la mobilisation d’une Société (d’un Peuple) assumant (et non déléguant) sa fonction éducatrice et à la mise en réseau de lieux explorant des démarches alternatives associant dans des Recherche-Action écoles primaires, collèges, associations éducatives, mouvements citoyens et administrations territoriales…

Eva rentre au CM2. Elle reprend ses activités à la salle Jean Vilar. Elle a une certaine idée de sa condition de jeune citoyenne et d’élève. À l’école, sourit-elle, les enfants et la maîtresse, on n’arrête pas de faire semblant pour prouver qu’on travaille et au théâtre, on n’arrête pas de travailler pour faire voir qu’on ne fait pas semblant !
Nicole était assistante sociale et, si Georges, son médecin de mari, fut candidat malchanceux sur une liste d’extrême droite aux élections municipales de Rouen en 1959 et de Bois-Guillaume en 1965, leur fils devint, lui aussi, Président. Lors de son discours de clôture des « Assises de l’entreprenariat » le lundi 29 avril 2013, il dévoilait ses nouvelles ambitions pour l’école en déclarant prévoir de la sixième à la terminale, un programme dédié à l’entreprenariat.
Et si tous les écoliers, les collégiens, les lycéens le prenaient au mot et entreprenaient sans attendre, ici et maintenant comme disait l’autre, de remettre le monde sur ses pieds !

Michel PIRIOU (édito du numéro 123 de la Revue Les Actes de lecture – Revue de l’AFL)

Pour s’abonner à la revue : ici

2 Comments

  1. ano

    Vous avez dit neutralité ?
    “La Maltraitance, l’Abus de l’Enfant C’est quoi?

    Les humiliations, les coups, les gifles, la tromperie, l’exploitation sexuelle, la moquerie, la négligence etc. sont des formes de maltraitances parce qu’ils blessent l’intégrité et la dignité de l’enfant, même si les effets ne sont pas visibles de suite. C’est à l’âge adulte que l’enfant maltraité jadis commencera à en souffrir et en faire souffrir les autres. Il ne s’agit pas là d’un problème de la famille uniquement, mais de toute la société parce que les victimes de cette dynamique de violence, transformées en bourreaux, se vengent sur des nations entières, comme le montrent les génocides de plus en plus fréquents sous des dictatures atroces comme celle de Hitler. Les enfants battus apprennent très tôt la violence qu’ils utiliseront adultes en croyant à ce qu’on leur a dit : qu’ils ont mérité les punitions et qu’ils étaient battus « par amour ». Ils ne savent pas qu’en vérité la seule raison des punitions qu’ils ont subies était due au fait que leurs parents ont subi et appris la violence très tôt sans la remettre en cause. A leur tour ils battent leurs enfants sans penser leur faire du mal.

    C’est comme ça que l’ignorance de la société reste si solide et que les parents continuent en toute bonne foi à produire le mal dans chaque génération depuis des millénaires. Presque tous les enfants reçoivent des coups quand ils commencent à marcher et toucher les objets qui ne doivent pas être touchés. Cela se passe exactement à l’age quand le cerveau humain se structure (entre 0 et 3 ans). Là, l’enfant doit apprendre de ses modèles la gentillesse et l’amour mais jamais, en aucun cas, la violence et les mensonges (comme: « je te bas pour ton bien et par amour »). Heureusement, il y en a des enfants maltraités qui recoivent l’amour et la protection chez les “témoins sécourables” dans leur entourage.”

    http://www.alice-miller.com/

    http://alice-miller.blogspot.fr/

    https://www.youtube.com/dralicemiller

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