Pendant les dernières semaines de l’année scolaire, les emplois du temps sont toujours perturbés. Aujourd’hui, je me retrouve à improviser ma séance de « Questionner le temps » avec ma classe de CE2. J’utilise le très beau manuel Espace Temps CE2 de chez Retz et nous en sommes à la séance « Qu’est-ce qu’un personnage historique ? ». Dans cette séance, on travaille sur ce qu’est un « personnage historique ». « Les [grands] événements ne sont donc pas arrivés seuls, explique-t-on aux élèves, derrière eux, il y a des hommes qui se sont particulièrement distingués ». En Questionner le temps en CE2, l’objectif est avant tout de construire des représentations du temps qui passe. Toute l’année, nous avons travaillé par thème (l’écriture, l’habitat, l’hygiène et la santé, le pouvoir, les transports…) en décrivant les évolutions selon les époques. Cette approche qui est finalement assez « sociale » puisqu’elle s’intéresse aux modes de vie, a l’avantage et l’inconvénient de faire disparaître les acteurs·rices. La première approche de l’histoire des élèves n’est donc ni une histoire bataille, ni une histoire des rois et on peut s’en féliciter. C’est pourquoi Elsa Bouteville et Benoit Falaize, les auteurs·rices du manuel propose une séance à la fin de l’année pour réfléchir au statut (et statues) de « personnage historique » et iels insistent sur la manière dont leur mémoire est construite, notamment grâce à des statues.


Il y a deux mois. Nous étions en classe découverte pendant dix jours. Tous les soirs, je lisais un album choisi par mes soins. Je tente une lecture du livre d’Houyem Rebai et Amina Bouajila, Le Musée mal rangé. C’est l’histoire d’Adnan qui visite avec sa classe le « musée Grandiose des brillantes personnalités qui ont grandement compté dans la grande histoire de l’humanité ». Dans la galerie, Adnan qui est un enfant qui aime que tout soit bien rangé, surpris de voir un portrait de l’émir Abdel Kader, se saisit de l’œuvre pour la mettre ailleurs. Il pense en effet qu’elle n’est pas à sa place, car les personnalités du musée « sont toutes blanches ». « Et la plupart ne sont que des garçons ! ». Dépitée par ce cruel constat, la maîtresse revient le jour suivant en expliquant « Des personnalités brillantes, il y a en de toutes les couleurs. Il y en a de tous les âges et dans tous les pays. On trouve des hommes et des femmes, et bien plus encore ! Des personnalités brillantes, il y en a partout. » Les élèves et leur maîtresse décident alors de réparer l’injustice et se lance dans un musée alternatif où se croisent Louise Michel, Franz Fanon, Ahed Tamimi, des collectifs…
Des personnalités brillantes, il y a en de toutes les couleurs. Il y en a de tous les âges et dans tous les pays. On trouve des hommes et des femmes, et bien plus encore ! Des personnalités brillantes, il y en a partout.
La lecture n’a pas été si évidente auprès des CE2. Une élève avait expliqué avoir aimé l’histoire parce qu’elle aussi aimait bien rangé sa chambre et les débats, la passion et l’indignation que je pensais pouvoir susciter avec le livre n’ont pas vraiment été au rendez-vous. Quant à moi, si je m’enthousiasmais pour le sujet et y voyait un écho au Programme de désordre absolu de Françoise Vergès et sa proposition de décolonisation des musées, je n’étais pas non plus immédiatement séduit par l’ouvrage. Je le trouvais très didactique et son esthétique 90’s queerisé me laissait encore songeur (désolé, je n’ai pas trouvé de meilleur expression ; les dessins me font immédiatement penser au dessin animé américain le Bus magique). Nous sommes finalement allés diner au réfectoire et nous n’en avons plus trop parlé. Ce n’était peut-être pas une histoire du soir. Le huitième jour cependant, un élève en reparle. Nous partons à la rencontre des habitant·es du village où nous séjournons. Nous discutons avec les commerçant·es, puis nous terminons notre promenade devant la grille de l’école où les enfants du village sont justement en récréation. Le dialogue s’engage d’un côté et de l’autre de la grille. C’est une jolie rencontre, même si les enfants des villes et les enfants des champs de ne se sont pas mélangé·es. Sur le chemin du retour, j’entends chuchoter. « Que se passe-t-il ? » je demande. Je vois qu’iels n’osent pas me répondre puis un élève s’exclame : « C’est juste qu’il n’y avait pas de noir·e et pas d’arabe ! ». « En effet, mais la vraie question c’est pourquoi ? » je leur réponds. « Peut-être que c’est une école mal rangée » suggère Adam…



Revenons à la séance sur les « personnages historiques ». Après avoir expliqué ce qu’est un personnage historique, je demande aux élèves si iels en connaissent. On les écrit au tableau : Gutenberg (« celui qui a inventé l’imprimante… l’imprimerie ! »), Einstein, Pasteur, De Vinci (« celui qui a fait la Joconde… »), Napoléon, Rosa Parks, Louis XIV, Picasso, Charles de Gaulle (« comme Charles de Gaulle – étoile! »). En commençant la séance, j’avais pressenti qu’il y aurait peut-être un pas de côté à faire ; là, ça crève les yeux. Je commence d’abord par noter des symboles féminins et masculins à côté de chaque personnage. « Que remarquez-vous ? ». « Il n’y a qu’une seule fille ! ». « En effet. Mais regardez aussi… ». J’énonce les origines de chaque personnage. Là, c’est plus difficile. Untel est né en France, l’autre en Allemagne, l’autre en Espagne… « Alors, que remarquez-vous ? » « Ils viennent de beaucoup de pays différents » suggère Hilal. « Vous trouvez ? Est-ce que vous connaissez les pays d’origine des enfants de la classe ? » Ça fuse : Serbie, Algérie, Tunisie, Sénégal, Mali, Sri Lanka… « Au contraire, ils viennent tous d’Europe de l’ouest et ils sont tous blancs, contrairement à notre classe. Ça ne vous fait pas penser à un livre ?».
Nous faisons ensemble le rapprochement avec le Musée mal rangé dont je relis quelques pages. « Nous aussi, avec notre mémoire, nous venons de construire une sorte de petit musée mal rangé ! Comment cela se fait que même dans notre mémoire cela soit si mal rangée ? » L’album est un bon appui ; il devient mon étayage. Il signale une injustice et je la nomme pour les élèves : des discriminations racistes ou sexistes qui font qu’on a oublié certaines personnes. Cela permet de revenir sur la problématique mémoriel du manuel. Comment on fait pour se souvenir des personnages historiques ? « Avec des livres ! », « avec des statues », « avec des noms de rue ». « Oui, d’ailleurs, ces derniers temps, il y a eu plusieurs livres sur Rosa Parks et même une gare à son nom, c’est pour cela que vous la connaissez. »
Le manuel Retz propose en fin de séance une jolie activité : il demande aux élèves d’imaginer pourquoi elleux aussi pourraient devenir des personnages historiques et de dessiner leur statue. Alexandre a alors « sauvé des millions de gens en tuant un dictateur », Mona a « inventé un vaccin contre le paludisme sans produit chimique », Mohammed quant à lui a « découvert une source d’eau géante en Afrique », Asma a « libéré des innocents de prison et fait la révolution ». A la fin de la séance, j’ai regroupé ces petites phrases dans un recueil crânement intitulé Nous rentrerons dans l’histoire.

La séance écrite par Benoit Falaize et Elsa Bouteville avait le mérite de permettre un décalage réflexif sur la manière dont la mémoire historique se construit notamment via la représentation de personnages historiques dans l’espace public. Elle permet une réflexion avec les élèves sur comment se transmet une culture historique au-delà du cours d’histoire. Toutefois, les processus par lesquels ces personnages atteignent la mémoire collective restent dans le manuel assez mécaniques et évacuent la question de la hiérarchisation des acteurs·rices. Il y aurait une certaine transparence et objectivité à ce que serait une grande chose accomplie et ce qui permettrait d’atteindre le statut de « grand homme ». La lecture du Musée mal rangé m’a permis d’envisager cette question avec une perspective critique ; l’album se transformant en petit manuel de didactique critique. C’est parce que je savais que mes élèves avaient déjà cette référence et ce concept de « musée mal rangé » que je suis autorisé à improviser cette séance. Le « musée mal rangé » cette année dans ma classe de CE2 est en passe de devenir un concept pour désigner le manque de diversité. Cela montre l’importance des concepts dans une perspective de pédagogie critique. Chaque année, je travaille sur la notion de stéréotype avec mes élèves, en travaillant d’abord sur les stéréotypes de genre dans les contes de fée. Ces concepts outillent et aiguisent nos regards sur le monde ; ils permettent non seulement la « conscientisation » des rapports sociaux comme on le dit en pédagogie critique, mais aussi simplement d’apporter une plus grande attention au réel et une plus grande profondeur dans les réflexions de nos élèves.
Ce récit révèle aussi ce qui me semble être l’ordinaire des pratiques pédagogiques faites de bricolage et d’hybridation à partir des situations de classe, de la culture de l’enseignant·e mais aussi des supports qu’iel a à sa disposition. La dimension didactique de l’album que j’avais pu critiquer est justement ce qui – en l’hybridant avec un manuel d’histoire classique – m’a servi d’outil pour construire une séance plus profonde et plus critique.
D’ailleurs, si on y réfléchit bien le Musée mal rangé est autant une histoire pour enfant que le récit d’une séquence didactique.
Le musée mal rangé, Houyem Rebai et Amina Bouajila, Shed Publishing, 2024, 15€
