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Sandra Lucbert, Défaire voir, Littérature et politique

                Sandra Lucbert propose un opus en trois mouvements : une préface qui dit le lien entre les trois mouvements, un texte qu’on dira littéraire et qui mêle forme fictionnelle et non fictionnelle et un court essai revendicatif.

                Ces trois formes tournent autour de la notion de figure, dont elle donne une définition en fin d’ouvrage : « travail de mise en rapport à l’échelle de la phrase (rapport des mots entre eux) et du texte entier (sa construction). Réagencement déployé dur trois échelles : celle de la forme littéraire, celle du corps esprit individuel, celle du corps-esprit collectif. Façon donc, de contribution politique »[1].

                En suivant la suggestion de l’autrice, force est de faire résonner ces trois parties l’une avec l’autre. Ce qui s’y articule est en effet du même ordre assez simple sommes toutes (et c’est bien l’enjeu) : l’idée d’hégémonie, l’idée de figuré prise dans sa forme négative double : le « malfiguré » et « l’infiguré ». Dans la continuité de son travail sur le procès France Télécom/Orange[2], elle travaille ces idées autour de la violence, ou plutôt de la limitation de sa perception : n’est violente, dans la représentation hégémonique, que l’atteinte aux corps. Encore faut-il que le corps en question soit en quelque sorte légitime à recevoir ladite violence : sont éloigné·es de la violence la frappe sur le migrant, les matraquages – voire les tirs à balles, a-t-on envie d’ajouter – dans les quartiers populaires, et ailleurs et en d’autres temps les violences coloniales – là encore l’envie d’ajouter et esclavagistes. Or ce que l’autrice identifie ici, c’est ce qu’elle nomme une « méta violence » : celle précisément qui réside dans l’interdit de nommer violence ce qui en est en dehors d’un cercle très restreint.

                Impossible d’en parler sans passer par la notion de violence symbolique construite par Pierre Bourdieu : c’est là qu’arrive l’idée de figuration. Le symbolique se construit en nommant, et le travail littéraire est de nommer, au plus juste, de donner figure à ce qui est. Sandra Lucbert passe par le travailleur, celui de Rimbaud dans la Lettre du voyant : il s’agit de travailler l’hégémonie, de la fouailler par le verbe et sa reconfiguration, moyen non suffisant mais bien essentiel pour entendre ce qui se passe. Un exemple saute aux yeux : « Rappel : « création de valeur », dans la Langue du Capitalisme Néolibéral (LCN), est un bloc-sens qui inclut : “ pour l’actionnaire ”. Le groupe nominal complet, c’est : “ création de valeur pour l’actionnaire ” »[3].

                C’est donc par la langue, par la décomposition du discours hégémonique puis sa recomposition augmentée de ce qu’il ne disait pas, en établissant des liens qu’il voulait taire, que la littérature peut, non comme un colibri mais comme point nodal, faire sa part. En cela elle a fonction politique. On a d’ailleurs envie de lire le titre comme cela : comme un récit, on défait puis on voit. on sait que Genette décrivait le verbe comme la forme minimale du récit, celui-ci serait alors en deux parties. Sauf qu’ici le jeu de mot, qui semble passer par l’allusion à d’autres titres, comme Donner à voir, d’Eluard, laisse aussi entendre ce qu’est l’enjeu du travail littéraire : faire voir. Nous retombons sur les trois mouvements.

                Le texte qu’on dira « littéraire » pratique un système de montage qui met en œuvre l’ambition de l’essai final. D’un côté le motif ancien du repas bourgeois (on pense à la Noce chez les petits bourgeois de Brecht, pour le côté intrus « qui n’a pas les codes », on pense aussi à La Grande Bouffe, de Ferreri, pour l’absurde d’un univers qui meurt d’être lui-même. Second fil : des langages contemporains, managériaux, néo libéraux, déployés à l’occasion de deux scandales (au sens biblique du terme) dans des chaines d’Ephad : Korian puis ORPEA. A tout cela se mêle, peu à peu, un troisième fil : celui qui parle de ces scandales de l’intérieur, depuis la position intime. C’est sans doute dans l’apparition de ce troisième fil que réside non pas la dimension politique du texte (tout texte, de fait, est politique, même s’il n’est pas que cela) mais sa prise de position.             

Quand on entend figure, en littérature, il y a deux auteurs auxquels on ne peut que songer : Gérard Genette et Eric Auerbach. La figuration, les figures, sont une pratique, une sorte de savoir-faire qui permet de mettre au jour les obscurités du présent. Le travail que propose Sandra Lucbert pour la littérature, c’est de les transformer en armes (me pardonnera-t-elle cette métaphore ?) pour contrer l’oppressante hégémonie, dit autrement, et pour rendre hommage à Bourdieu, pour vendre la mèche. Une de ses armes – ou un de ces outils, si l’on préfère – longuement développé chez les deux auteurs cités, c’est le point de vue. On pourrait en quelque sorte ranger les œuvres de littérature selon qu’elles adoptent un point de vue unique, que celui-ci soit surplombant, expression du pouvoir, ou strictement intime, expression de l’individu moins le social, ou bien selon qu’elles confrontent ces deux points de vue : l’expérience intime, ce qui est vécu, figure concrètement, ce que veut dire l’action du pouvoir.


[1] p.104

[2] Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils, Seuil, Fiction & Compagnie, 2020.

[3] p.52

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