La notion de compétence participe aujourd’hui au processus d’homogénéisation des scolarités. Elle est conçue comme l’élément principal d’un dispositif d’intégration de la connaissance dans l’économie de marché mondialisée et comme le socle organisateur « d’un nouvel ordre scolaire mondial », pour reprendre les termes de Christian Laval. Cette perspective renforce l’illusion bien connue que scolariser comme le disait Abdelmalek Sayad n’est somme toute qu’un acte technique qui peut consister soit à communiquer un pur savoir, soit à donner une formation que l’individu pourra s’incorporer, une formation susceptible d’avoir partout son application. A cela s’ajoute dorénavant le principe d’employabilité, notion venue du monde de la finance, et qui est en train de devenir le référant ultime pour l’avenir de cette illusion. Mais quels sont les effets induits par le principe de l’employabilité introduit à l’école sur l’orientation des stratégies pédagogiques et éducatives ? Castel, dans les années 80, relevait déjà à travers le discours du handicap, la mise en place de modalités de traitement différentiel des populations imposées par la norme propre au néo-libéralisme. Ce qui est visé, disait-il, c’est l’assignation de destins sociaux différents en fonction des capacités de l’individu à assumer les exigences de la compétition et de la rentabilité. L’individualisation des dispositifs d’orientation scolaire s’appuie alors sur l’expertise de type médico-psychologique à même d’établir des profils différentiels et de participer à une rationalisation de la distribution des individus, notamment vers le monde socioprofessionnel, selon des critères de performance.
L’introduction de la notion de compétence à l’école et l’organisation du système scolaire selon la logique des compétences répond aux exigences d’adaptation de l’école à la nouvelle donne économique tout en introduisant des méthodes de gestion managériale fondées sur le développement massif de l’évaluation, évaluation s’affirmant comme dispositif d’expertise scientifique des pratiques.
Le discours de l’innovation pédagogique qui accompagne l’introduction du socle commun renvoie lui aussi à une conception managériale réduisant l’enseignement à une pratique de formation professionnalisante, offrant de concilier flexibilité et sécurité. Nico Hirtt ne dit pas autre chose : « L’état de crise économique quasi permanent du capitalisme exige que le domaine de l’enseignement soit lui aussi au service de la compétitivité des entreprises. »
Le rôle de l’approche par compétence serait d’assurer une véritable capacité d’adaptation face aux mutations technologiques ou aux changements de postes et d’emploi en cours de carrière. Le secteur des services offrant le plus d’emploi, il s’agirait moins de mobiliser des connaissances professionnelles précises, que des compétences génériques comme la capacité d’analyse ou de communication. A fortiori, des savoirs comme l’histoire de la littérature sont considérés comme superflus car désormais économiquement peu rentable, n’étant d’aucune utilité sur le marché du travail.
L’approche par compétence vise l’intégration de vastes connaissances (savoirs utiles) professionnelles, de coopération socio-communicative, une pensée orientée vers la résolution de problèmes inédits et des capacités autorégulatrices. Etre capable d’agir efficacement dans des contextes changeants exige des processus d’apprentissage partant de situations réelles, de projets concrets. Cette pédagogie porte comme valeurs la flexibilité, l’esprit entreprenarial et contractuel. Et c’est bien la norme de l’employabilité qui arrive au cœur du système scolaire et du rapport pédagogique. Dans l’école gérée comme une entreprise, l’élève doit se considérer comme auto entrepreneur, l’enseignant devient coach et expert diagnostiqueur de compétences, mais aussi guide vers l’employabilité individuelle. Sa fonction de transmission des connaissances devient secondaire puisque dans ce modèle « innovant », il privilégie les ressources humaines, insiste sur la communication, les outils de l’information, la promotion du relationnel, l’investissement personnel dans les projets collectifs, l’engagement coopératif… C’est bien là le référentiel du socle commun de connaissances et de compétences et la définition de la formation qu’offrent les écoles de management (anciennement écoles de commerce), dont toutes les énergies sont mobilisées au profit de l’entreprise dont la compétitivité demeure l’impératif catégorique.
C’est ainsi comme le repérait Castel que se prépare le changement visant la relation au travail, c’est-à-dire le travailleur lui-même, qui doit faire face à la détérioration des conditions de travail et d’emploi dans tous les secteurs professionnels et au phénomène de déqualification collective qui s’en suit, c’est à dire à l’insécurité sociale généralisée.
Dans la culture managériale, le travailleur se définit moins par son poste et son statut dans le cadre de la législation du travail, que par le fait qu’il puisse présenter un ensemble de dispositions personnelles qu’il cultiverait lui-même grâce à des techniques de gestion de soi et de développement personnel, le rendant capable de faire face à toute situation qui se présentera sur le marché devenu une sorte d’intérimaire permanent.
Dans cette logique d’adaptation à la nouvelle donne économique, souligne Christian Laval, la notion de compétence dans l’entreprise s’inscrit dans l’ensemble des outils d’évaluation et de rémunération, de contrôle et de surveillance, à la disposition des employeurs qui cherchent à rationaliser au plus juste leur main d’œuvre conçue comme stock de compétences. Elle remplace la notion de qualification, voire même les titres scolaires et diplômes dont le patronat se défie. Ainsi promouvoir la culture managériale, le discours du changement passe par des méthodes pédagogiques de motivation des individus à s’inscrire dans la logique concurrentielle de l’entreprise afin de maximiser la performance collective et à intégrer les risques pour mieux les gérer personnellement.
Mais l’école efficace, managériale, l’école entreprise performante qui valorise les compétences individuelles par des recettes pédagogiques introduites par des technologies innovantes s’appuie surtout, au nom d’une nouvelle éthique, sur des modèles cognitifs de l’apprentissage axés sur le primat du traitement de l’information passant par des exercices de renforcement positifs. Il s’agit d’un modèle de pédagogie cognitivo-comportementale, dite pédagogie scientifique qui s’adapterait aux mécanismes neuro-cognitifs des faits psychiques, psychisme réduit à une mécanique de traitement de l’information d’un terminal d’ordinateur. L’ambition de cette démarche consiste à amener l’individu le plus tôt possible à une plus grande maitrise et efficacité de l’apprentissage, mobilisant ses connaissances en vue de l’efficience de ses compétences, compétences directement adaptées aux besoins de l’entreprise performante. Cette pédagogie adaptative est supposée augmenter le niveau général de connaissance de la population. L’individu se programme lui-même en travaillant à parfaire et à maximiser son fonctionnement mental pour résoudre dans un contexte de situation d’incertitude des problèmes inédits. On voit ici se dessiner le portrait du nouveau sujet neuro-économique dont parle Roland Gori dans La dignité de penser : « Voilà comment nos sociétés de parole, parole qui constitue depuis le début les fondements de la démocratie par les conditions de la distribution qu’elle exige, voilà comment nos sociétés de parole tendent à se transformer en société de l’information. L’information constitue la part technique de la parole, sa pointe la plus commensurable et, après avoir été convertie en données numériques, la plus vouée à se transformer en « marchandise informationnelle », soluble dans le système numérique, déterminant de nouvelles règles pragmatiques qui constituent les nouvelles formes du lien social et participent à la construction d’un nouvel espace politique remodelant en profondeur le concept de démocratie. C’est donc une nouvelle pragmatique des discours, au sens fort du terme, à la fois épistémologique, éthique et politique qui se met en place dans cette perspective post moderne, minorant toujours plus le savoir narratif au profit des savoirs techniques. Cette nouvelle pragmatique assure l’hégémonie de l’informatique qui prescrit de nouveaux choix, tant épistémologiques qu’éthiques et politiques, construisant de nouvelles significations du concept de valeur. Le vrai, c’est ce qui est conforme aux exigences formelles et procédurales du canal de communication. »
Elsa Avet