Selon un récent sondage, 65 % des Français seraient favorables au « rétablissement de l’uniforme à l’école ». Tradition dorénavant bien ancrée dans le paysage de rentrée, une enquête dite d’opinion invente de toutes pièces quelque chose qui n’a jamais existé en France – l’uniforme scolaire – mais dont le retour récurrent dans le débat public en dit long sur la fabrique de l’opinion.
Les filles dans le collimateur
Pour trouver la trace de cet objet médiatique, il faut remonter treize ans en arrière, à une déclaration de Renaud Donnedieu de Vabres, aujourd’hui bien oublié mais alors porte-parole de l’UMP (LR) : « A l’école, je souhaiterai une sorte de blouse grise pour tout le monde. Comme cela, tout le monde serait sur un pied d’égalité, quel que soit (sic) son origine sociale ou sa religion » (juin 2003). Un propos certes fantaisiste mais immédiatement repris et amplifié par le ministre délégué à l’enseignement scolaire de l’époque, Xavier Darcos (2002-2004 ; ministre de l’EN en 2007 – 2009), avec une orientation très personnelle visant la tenue vestimentaire des jeunes filles « désirables, qui jouent de leur charme » : « jouer de son charme, manifester un signe discriminant sur le plan sexuel, c’est contraire à l’idéal républicain. » Manifestement, l’école de la république a toujours eu un problème avec les filles… Dans le contexte un peu oublié du début des années 2000 où la parole réactionnaire commence à se libérer (Le Pen au second tour des présidentielles, médias obnubilés par Sarkozy), non seulement les propos ouvertement sexistes d’un ministre en exercice ne suscitent aucune réaction, mais le thème de l’uniforme scolaire, notamment porté par une certaine mouvance traditionaliste (par exemple l’Union des Familles en Europe, dont une enquête sur le sujet était reprise sans distanciation par la presse, malgré son manque évident de rigueur), est régulièrement activé par des sondages, auxquels les medias assurent une complaisante publicité, ainsi que par une certain nombre d’initiatives parlementaires.
Uniformité contre égalité
De fait, l’effervescence politique manifestée autour de cette question tranche singulièrement avec l’indifférence notable des établissements scolaires et des familles, pourtant les premiers concernés. Ces dernières années, les parlementaires, principalement LR, ont multiplié les tentatives pour imposer leurs obsessions vestimentaires dans le débat éducatif : depuis 2013, pas moins de quatre propositions de loi ont été déposées en ce sens, aussi bien à l’Assemblée nationale qu’au Sénat, avec un argumentaire qui en dit plus long sur leurs auteurs que sur les problématiques éducatives. Systématiquement, est mis en avant un souci d’égalité : l’uniforme, « facteur d’égalité, qui aplanit symboliquement les différences sociales nées des inégalités de revenus des parents » (Larrivé, 28/05/2015). Une revendication à mettre en regard du nom des signataires (Ciotti, Luca, Larrivé, Woerth, Dassault, Longuet, Grosperrin, Retailleau etc) et de leur appartenance politique : de façon très significative, mais prévisible, la défense de l’uniforme scolaire au nom de l’égalité sociale est mise en avant par un parti dont le projet éducatif est le plus brutalement inégalitaire. Dans le cadre de la campagne présidentielle, ses candidats multiplient les propositions visant à la sélection et à l’exclusion précoce (dès la fin du primaire pour Le Maire) des élèves en difficulté, dont on fait semblant d’ignorer qu’ils sont tous issus des milieux défavorisés. Fondement de la société, ce n’est pas le principe de l’inégalité qui dérange mais sa visibilité dans l’espace public : quoi de mieux qu’un uniforme pour la dissimuler, pour tenter de la faire oublier ? L’uniformité plutôt que l’égalité : un réel projet politique.
« Laïcité vestimentaire », laïcité totalitaire
Arnaque politique, l’uniforme scolaire s’est en outre trouvé un champ d’application supplémentaire avec l’improbable et inépuisable revendication de « laïcité vestimentaire », quelque part entre police des mœurs et racisme républicain. Et c’est bien sûr à Régis Debray – à tout seigneur tout honneur – que revient la charge de synthétiser cette notion. Devant la commission d’enquête sénatoriale sur « la perte des repères républicains à l’école » – tout un programme – Debray, lyrique, en appelle « à un effort de laïcité, (…) considérée comme un englobant juridique » (sic), tellement englobant qu’il inclut l’uniforme scolaire « qui engendre un sentiment d’appartenance pouvant même aller jusqu’à une certaine fierté »… mais aussi, dans les salles de classe, l’estrade, symbole de « verticalité » : « je pense – explique-t-il sérieusement – que l’estrade favorise la transmission à l’élève par le maître qui doit être respecté, ce qui malheureusement n’est pas toujours le cas aujourd’hui. » Uniforme, estrade, transmission des savoirs, respect de l’autorité, laïcité, république : pour Debray, finalement, tout se tient.
Quelques jours plus tard, c’était au tour de Patrick Kessel, président du Comité laïcité République, auditionné par les mêmes sénateurs de délivrer son lumineux plaidoyer pour une jeunesse en uniforme : se désolant de ce que « peu [d’enfants] se définissent d’abord comme citoyen français » – et pour cause, vu leur âge – , il avance alors son « audacieuse proposition : (…) Le moment est venu, me semble-t-il, d’imposer le port d’une tenue commune à l’école, comme cela se pratique en outre-mer ou dans des sports collectifs. Ce n’est pas facile, mais permettrait d’afficher un sentiment d’appartenance, d’équipe et de solidarité au-delà des différences légitimes de chacun. » Ajoutant également – mais c’était sans doute pour rire : « l’instituteur aurait la même autorité que l’arbitre sur le terrain. » Lorsque l’on voit le déroulement de certaines compétitions sportives, on est autorisé à s’inquiéter pour la sécurité des profs… Mais enfin, avec l’uniforme scolaire, comme avec le voile à l’université, le voile dans les crèches, les mères voilées, le voile sur la plage, le voile dans les transports publics, n’est-il pas illusoire d’attendre quelque chose de rationnel ?
Comment l’opinion se laisse-t-elle manipuler ? L’émergence dans le débat public d’un thème aussi aberrant, aussi artificiel, que l’uniforme scolaire en est un bon exemple. Partant d’une pratique qui n’a jamais eu de matérialité, de réalité historique, une campagne médiatique faite de sondages aux questions biaisées (« rétablir » quelque chose qui n’a pas existé), repris en boucle, sans aucun recul, prépare activement le terrain à un projet politique, lui très concret. En outre, la « question de l’uniforme » ne vient pas de rien, elle n’est pas là par hasard : sur le même registre que d’autres initiatives imposées par l’Education nationale – la Marseillaise envahissante, le drapeau en façade, l’injonction civique abrutissante, une laïcité d’affichage, une surveillance policière plus ostensible qu’opérante – elle est aussi le signe d’un pouvoir politique et d’une société qui font le choix de se réfugier dans le symbole, dans l’incantation, pour ne pas avoir à affronter le réel.