Enfances et lectures féministes #2 – Mariarosa Dalla Costa
Afin de réfléchir la question de l’enfance et de l’éducation, je proposerai donc une série de relectures de textes, notamment issus du féminisme marxiste et/ou intersectionnelle sur la question de l’enfance et de l’éducation. Si le féminisme est le courant politique qui a le plus parlé des enfants, la question de la « domination adulte » reste souvent un angle mort. Il s’agira de lire ces textes avec cette interrogation, d’aller lire la domination là où elle ne se dit pas comme telle. Cette entreprise comporte probablement beaucoup de maladresse. Disons le d’emblée, il ne s’agit pas de dénoncer à quel point les militantes opprimaient leurs mômes, mais de chercher dans leurs textes des manières de comprendre et complexifier la compréhension de la domination adulte, d’y chercher des outils pour contextualiser cette domination dans sa « consubstantialité » avec d’autres rapports de domination. Comme l’écrivent Elsa Galerand et Danièle Kergoat, il s’agit de considérer les systèmes d’oppression comme des « rapports sociaux qui sont des rapports de force vivants et fondamentalement dynamiques. Ce qui signifie qu’ils se rejouent et se recomposent en permanence au fil des pratiques sociales et qu’ils sont donc nécessairement variables dans l’espace et dans le temps ». Cette série de textes pourrait être considérée comme un carnet de recherche sur le sujet. La première fiche de lecture consacrée à l’enfance dans La Pensée féministe noire de Patricia Hill Collins peut être retrouvée ici.
Mariarosa Dalla Costa – « les femmes et la subversion sociale »

Mariarosa Dalla Costa vient de l’opéraïsme, un mouvement révolutionnaire marxiste italien, avant de participer à créer plusieurs groupes féministes. Elle interroge la condition féminine avec un héritage marxiste et prend ainsi toujours comme cadrage pour penser les rapports de genre « la division capitaliste du travail ». Ancrée dans l’Italie des années 70, elle propose une analyse de la condition de « ménagère » et trace des perspectives de « subversion ». Ce texte est issu d’un livre co-signé avec la militante étatsunienne Selma James, considéré comme « la bougie d’allumage » (je cite la présentation de Louise Tupin) d’un vaste mouvement transnational de lutte pour le salaire domestique et « pierre angulaire » des théories féministes de la reproduction sociale. Dans ce cadre, elle écrit plusieurs pages sur la question des enfants qui nous intéresse aujourd’hui.
Hommes, femmes et enfants dans la division du travail capitaliste
« L’oppression de la femme, nous le savons, n’est pas née avec le capitalisme, rappelle-t-elle. Ce qui est né avec le capitalisme, c’est une exploitation plus intense des femmes, en tant que femmes, et la possibilité enfin de leur libération. » En effet, le capitalisme produit une nouvelle organisation et segmentation de la production, en séparant une partie du travail productif de la maison à l’usine. L’ouvrier d’usine devient un travailleur rémunéré par un salaire. Au contraire, « les femmes, les enfants et les personnes âgées perdaient le pouvoir relatif dont iels jouissaient auparavant et qui tenait au fait que la famille dépendait de leur travail, qui était donc vu comme social et nécessaire ».
Pour autant, Mariarosa Dalla Costa insiste sur la dimension productive du travail domestique non-rémunéré en tant qu’il est essentiel à la reproduction de la force de travail. « La figure du patron se trouve dissimulée derrière celle du mari, car dans un monde organisé de façon capitaliste, aucun salaire ne rétribue notre travail » écrit-elle. Le travail théorique de Dalla Costa permet d’insérer les luttes des femmes dans une lutte générale contre le travail et donc comme une lutte essentielle du mouvement ouvrier. Elle ne lutte pas pour que les femmes puissent travailler en usine : « L’esclavage de la chaîne de montage ne libère pas de l’esclavage de l’évier de cuisine ». Elle lutte contre le travail et l’exploitation capitaliste de celui-ci qu’il soit domestique ou non, rémunéré ou gratuit.
« Nous avons assez travaillé. Nous avons cueilli des millions de tonnes de coton, lavé des millions d’assiettes, frotté des millions de parquets, tapé des millions de mots, monté des millions de radios, lavé des millions de couches à la main ou à la machine. »
Si la famille participe de la reproduction de la force de travail car elle est le lien du repos, du soin et de l’alimentation de l’ouvrier, elle est aussi essentielle à la reproduction car elle permet d’accueillir les contradictions du capitalisme. Elle est un soutien aux travailleurs exclus de l’emploi en cas de crise économique, et est donc la garantie « que les chômeurs ne deviennent pas aussitôt une horde de marginaux rebelles ». Elle permet aussi aux hommes de dominer leurs femmes et d’exprimer les tensions liées à l’exploitation, c’est donc une « soupape de sécurité des tensions sociales ». Enfin, le soin apporté aux enfants participe de la production de la force de travail future, mais aussi à la discipliner pour la préparer au travail salarié.
Les enfants, des « exclu·es de la production sociale »
Cependant, Mariarosa Dalla Costa ne considère pas uniquement les enfants en tant qu’objet du travail de maternage. Elle s’intéresse à elleux en tant que segment du prolétariat et comme un produit de la division capitaliste du travail. Dans l’organisation pré-capitaliste, la production est située dans la communauté et les enfants y ont un rôle productif. Toutefois, « après les hommes, les premier·es à être exclu·es [de la famille] ont été les enfants. On les a envoyé·es à l’école. Non seulement la communauté pré-capitaliste a cessé d’être un centre de production, mais encore elle a cessé d’être un centre d’éducation. »
Selon l’autrice, le capitalisme a donc un rôle dans la formation d’une condition sociale enfantine en tant qu’il entraîne une « rupture plus profonde, donc plus subversive, [qui] s’est établie sur l’expérience contradictoire de sexe et de génération ».
« après les hommes, les premier·es à être exclu·es [de la famille] ont été les enfants. On les a envoyé·es à l’école. Non seulement la communauté pré-capitaliste a cessé d’être un centre de production, mais encore elle a cessé d’être un centre d’éducation. »
L’école apparaît donc comme une institution du capital au service de la division du travail, qui a pour fondement la séparation de la communauté et de ses fonctions productives et éducatives. Elle évoque « le désespoir que les enfants manifestent en général dès le premier jour où iels sont envoyé·es à l’école maternelle, lorsqu’iels se voient déposé·es dans une classe et que soudain leurs parents les abandonnent ». Pour elle, « c’est précisément à ce point que commence toute l’histoire de l’école ».
Ainsi, elle évoque ce qu’aujourd’hui on appelle en sciences de l’éducation le « conflit de fidélité » des enfants de classes populaires, qui se sentent mis en opposition à leurs parents dès le plus jeune âge. « Par conséquent les enfants résistent instinctivement au travail scolaire et au fait d’être éduqué·es ». En effet, « les enfants de la classe ouvrière en Europe, de même que les enfants de la classe ouvrière noire, voient dans l’instituteur·rice quelqu’un qui leur enseigne quelque chose qui les met en conflit avec leur mère et leur père, quelque chose qui ne leur permet pas de se défendre, mais d’attaquer leur propre classe sociale. »
L’école n’est pas uniquement une forme de gardiennage ou d’endoctrinement. Elle participe de la division du travail sur des modes « directement ou indirectement productifs ». Elle participe « indirectement » dans le temps à produire la force de travail et à mystifier le travail de production. « En ce qui concerne les enfants, leur travail apparaît comme un apprentissage qu’iels subissent « pour leur bien », un travail dont iels seraient les bénéficiaires » alors que ce travail bénéficiera dans un espace et une temporalité différés au patron.
« Le capitalisme est le premier système de production où les enfants des exploité·es sont discipliné·es et éduqué·es dans des institutions organisées et contrôlées par la classe dirigeante » constate-t-elle. Toutefois, « bien que le capital contrôle l’école, ce contrôle n’est jamais établi de manière définitive ». Elle évoque ensuite plusieurs tensions autour de l’école qui peuvent l’amener à se réformer (notamment les évolutions du marché du travail, mais aussi l’insubordination des enfants d’ouvriers). Elle évoque alors les réformes pédagogiques promettant plus de créativité et de liberté, favorisant l’engagement et des modèles plus démocratiques. Mais, « il est illusoire de croire que cela représente une défaite pour le capital, comme de croire que l’enrégimentation est une victoire ; car la création d’une force de travail manipulée de façon plus créative ne fera pas perdre 0,1 % de ses profits au capital ». Par cela, elle semble anticiper les critiques plus tardives des pédagogies nouvelles qui seraient solubles avec les évolutions du capital. Toutefois, elle n’explore pas plus dans le livre les possibilités de « subversion » de l’institution scolaire comme elle le fait par la suite avec la famille.
Elle appelle cependant à reconnaître « que les initiatives des enfants (et des femmes) font partie intégrante de l’histoire » pour voir « sans aucun doute apparaître d’autres exemples montrant la participation des très jeunes (et des femmes) à la lutte révolutionnaire ».
Subvertir la mère et la ménagère
Dans la fin du petit livre, Mariarosa Dalla Costa explore les perspectives de luttes et de subversion offertes par la critique du travail domestique, et du travail en général. Ce texte est l’étincelle d’un mouvement mondial pour le salaire ménager. Toutefois, comme elle l’explique, cette revendication est produite par la lutte et elle appelle à chercher la subversion dans tous les espaces. Il s’agit pour les femmes de « refuser le rôle de ménagère, en refusant la maison comme ghetto de notre existence » et de chercher « un plus haut niveau de subversion dans la lutte ». Elle souhaite rompre l’isolement des ménagères dans les foyers, à la fois pour produire une désaffiliation à l’« identité » de la bonne ménagère et construire des espaces de politisation collective. « Abandonner la maison, disons-nous, est une forme de lutte ». Il s’agit de refuser le travail pour « avoir du temps » pour faire ce qu’elles ont envie et de regagner leur autonomie (dans leurs revendications, leurs loisirs, leurs sexualités, leurs relations…).
Dans ces lignes, pour « détruire le rôle de la ménagère » et faire qu’elles ne s’identifient plus « à la maison » dans une « espèce de perfectionnisme dans leur travail », l’autrice propose de transformer les relations mères – enfants. « Les femmes doivent cesser de rencontrer leur mari et leurs enfants en tant que ménagères, c’est-à-dire à l’heure des repas autour de la table, lorsqu’iels rentrent de leur monde extérieur » affirme-t-elle. « Rencontrer ses fils et ses filles dans une assemblée d’étudiant·es, c’est les découvrir en tant qu’individus qui parlent parmi d’autres individus, c’est se présenter à elleux en tant qu’individu ».
Illustration : Washington, D.C. Government Charwoman (American Gothic) [Ella Watson] Gordon Parks, 1942
Collection of the Smithsonian National Museum of African American History and Culture
