Luttes-et-ratures

Enfance et lectures féministes #4 : Jules Falquet et La Combinatoire straight


Jules Falquet est chercheuse et militante féministe. Son travail l’amène à s’intéresser aux mouvements de lutte des femmes en Abya Yala (nom autochtone pour l’« Amérique ») et aux questions décoloniales. J’ai essayé de résumer le travail de La Combinatoire straight, en me focalisant dans le cadre de cette série de lecture sur les éléments qui peuvent nous donner des outils pour penser l’oppression spécifique que subissent les enfants. Cette note de lecture a été difficile à rédiger tant l’ouvrage de Jules Falquet est dense de concepts et de récits. Il est aussi dense émotionnellement car il aborde des sujets difficiles. [TW] La note de lecture aborde à plusieurs reprises les violences dites souvent « sexuelles », que l’autrice préfère nommer « génitalisées », notamment sur des enfants.

Jules Falquet, La Combinatoire straight, Colonialisme, violences sexuelles et Bâtard·es du capital, 2025, éditions Amsterdam, 400 pages, 22€

Jules Falquet s’intéresse à la colonisation de l’Abya Yala qui, remarque-t-elle, ne rentre pas dans la typologie classique : colonie d’exploitation VS colonie de peuplement. En effet, si cette colonisation est passée en grande partie par le génocide, des populations ont réussi à survivre pendant longtemps à l’écart de ces phénomènes. En outre, un population ni autochtone, ni colon a aussi un rôle majeur : les personnes déporté·es et esclavagisé·es venu·es d’Afrique. « Ce processus d’extermination, de déplacement forcé, de traite et d’installation d’une nouvelle main d’œuvre constitue l’un des processus de « production de population » les plus massifs de l’histoire » écrit-elle. Ainsi, l’autrice prolonge les réflexions des féministes marxistes sur la reproduction sociale (voir Mariarosa Dalla Costa ou Selma James) en insistant sur la « production » d’un nouvel ordre social et donc d’une force de travail nouvelle. Elle souhaite aussi rendre compte de la centralité des violences sexuelles dans les processus coloniaux.

Pour cela, elle théorise un outil d’analyse : la combinatoire straight. Elle emprunte le mot « straight » à Monique Wittig qui qualifie de « pensée straight » l’idéologie naturaliste de la différence des sexes et de l’hétérosexualité. Le déplacement qu’opère Jules Falquet avec le terme de combinatoire est à la fois d’historiciser la pensée straight et de la traversée des enjeux de classe et de race qui structurent, avec le genre, la société. La combinatoire straight permet de penser la « logique matérielle et au cadre idéologique (incluant des institutions, des normes et des règles) qui, dans chaque contexte historique et géographique particulier, organisent solidairement (1) l’alliance matrimoniale et (2) la filiation, en fonction de la position de chaque personne concernée dans les rapports sociaux imbriqués de sexe, de « race » et de classe […]. La combinatoire straight désigne ainsi, pour faire simple, l’organisation socio-politique de « qui épouse qui » et « à qui appartiendront les enfants »».

Pour Jules Falquet, qui prolonge la pensée de la militante décoloniale Maria Lugones, la colonisation de l’Abya Yala non seulement racialise les populations autochtones, mais impose un genre moderne colonial via l’imposition d’une « combinatoire straight » moderne coloniale. Elle s’intéresse donc à cette combinatoire straight spécifique et observe les différentes alliances matrimoniales en son sein et les questions de filiation. La combinatoire straight est « l’opérateur central de la reproduction des groupes sociaux et des rapports sociaux qui les sous-tendent ».

« Ni les Noir·es, ni les Blanc·hes, ni bourgeois·es ne naissent en toute simplicité de couples de personnes elles-mêmes noir·es, blanches ou bourgeoises qui auraient convolé entre elles en toute naturalité »

Elle s’intéresse plus particulièrement à ce qu’elle appelle les « anti-alliances », à savoir les viols, qu’elle souhaite intégrer à l’analyse des alliances dans le cadre de la combinatoire. Le viol est un phénomène tellement massif qu’il doit être pensé comme partie intégrante du système, et l’interroger politiquement passe par se questionner sur sa fonction sociale. Même si ce ne sont pas les mots de l’autrice : on pourrait résumer une des interrogations de l’autrice – et qui peut souvent mettre mal à la lecture – quelle est la fonction sociale du viol, des hommes, des femmes et mais aussi des enfants, dans le cadre de la combinatoire straight ?

Les anti-alliances relatives désignent les viols, considérés comme tel par la société (elle ne parle pas ici de sexualité, de consentement et des viols conjugaux). Elle montre que l’anti-alliance permet dans le même temps de « souder des groupes » dominants et de « briser des populations » avec des intentions génocidaires. En plus des conséquences psychologiques, il amène de lourdes conséquences économiques : force des populations à la migration, brise leurs résistances et défait les lignées. Elle montre par ailleurs comment les « grossesses imposées » dans le cadre de ces anti-alliances absolues ont permis de produire une nouvelle « race » de « bâtard·es et de Métis ». Elle sert à la fois de force de travail au capital, mais aussi dans les contextes de guerre et de colonisation, à remplacer les populations autochtones et à briser les liens de filiation.

Cette « race [est] produite non seulement comme une nouvelle catégorie classificatoire de pouvoir mais aussi, concrètement, comme un ensemble d’enfants issu·es de la violence génitalisée imposée aux femmes colonisées et/ou esclavagisées ».

L’autrice inclut aussi dans son analyse les viols pédocriminels qu’elle nomme « anti-alliance absolue ». Elle les caractérise par l’imposition de violences génitalisées sur des enfants ne pouvant pas procréer. Elle souligne, en citant l’anthropologue Dorothée Dussy, l’importance de sortir des discours anthropologiques sur le tabou de l’inceste. La pédocriminalité se présente comme un fait social majeur et doit à ce titre être intégré à l’analyse de la combinatoire straight.

Remarquons ici que Jules Falquet interroge peu la catégorie « enfant » et lui fait prendre une définition qui correspond à celle d’un·e enfant non-pubère. A mon avis, la combinatoire straight devrait prendre en compte l’enfance comme rapport social et les définitions fluctuantes qui peuvent exister.

Dans son travail, elle distingue l’inceste, d’une pédocriminalité classique désignant celle exercé par des personnes ayant autorité sur l’enfant et notamment au sein d’institution et enfin une pédocriminalité « lointaine », notamment dans le cadre de la prostitution. Ces anti-alliances absolues ont des «  effets psychodyamiques » similaires à ceux de la torture politique (autodestruction, impuissance, dévalorisation de soi, confusion, culpabilité…) que la Ciase a résumés par l’expression « empêchement d’être ». A ce titre, Jules Falquet décrit la pédocriminalité comme un instrument de coercition sociale.

Les « anti-alliances absolues [sont] un puissant mécanisme permettant de marquer les personnes que l’agression a flétries et poussées à disparaître prématurément – et, plus largement, des branches des arbres généalogiques qui seront tronquées et des familles entières qui seront durablement déstructurées ».

Toutefois, l’autrice souhaite interrogeait la pédocriminalité à l’aune des rapports sociaux et propose alors un « triple décentrement : de l’individuel au collectif-structurel, du psychique au politique et du champ de la sexualité et du genre à celui des divers rapports de pouvoir imbriqués ». Elle constate d’abord rapidement que les conséquences et les possibilités de dénonciation ne sont pas les mêmes si l’inceste se passe dans une famille bourgeoise (comme celui dénoncé par Camille Kouchner dans la famille Duhamel) que dans des familles prolétaires où l’enfant sera peut-être plus cru par les services de l’état mais dont les conséquences sur lui de la dénonciation peuvent l’amener à des parcours d’extrême vulnérabilité.

Pour penser politiquement les anti-alliances, Jules Falquet propose une distinction ferme et claire entre sexualité et « violences génitalisées » ce qui permet de clarifier les confusions produites par ces violences elles-mêmes (confusion entre sexualité, amour, violence et pouvoir) et d’éviter certaines impasses. Pour réfléchir au rôle social des violences génitalisées, l’autrice étudie les violences exercées systématiquement sur les jeunes conscrits pendant leur service militaire en Turquie. Elle les analyse comme un « rite de passage » en tant que l’acceptation provisoire de la violence leur apprend à exercer la violence eux-mêmes, à intégrer la hiérarchie, à devenir un « vrai homme ». Le caractère provisoire de ces violences est fondamental : « La situation est tout autre pour une personne qui endure des violences sans espoir d’un quelconque avancement dans une hiérarchie qui les ferait cesser et lui conférerait une vie relativement privilégiée ». Cependant, le système de violence repose sur une « double condition » : il faut que les complices puissent progresser dans la hiérarchie, et qu’il existe un « moelleux matelas de personnes en position d’infériorité absolue, qui ne peuvent pas entrer dans la hiérarchie et que toutes les personnes « complices » pourront violenter ».

Ainsi, les filles et les garçons n’apprennent pas les mêmes choses via les violences génitalisées. Pour les filles, les violences font partie de l’« hétérosexualisation » (Wittig). Elle n’offre aucune promesse d’accéder au pouvoir, contrairement aux garçons qui ont « une plus grande marge de choix ». Subir des violences peut être un « pacte de la hiérarchie masculine, lui même garanti par l’oppression collective des femmes ». Et « en se frayant une place dans la hiérarchie entre hommes, il est possible d’échapper au plus gros de la violence ». Cependant, cette position dans les rapports de pouvoir des garçons est complexifié par les rapports de classe et de race. L’intégration à la « hiérarchie masculine » est conditionné à la capacité à exercer soit mêmes la violence (envers des femmes, des personnes racisées, ou vers d’autres enfants) et donc amener des hommes à des violences génitalisées vers d’autres hommes ou garçons.

Ces violences peuvent aussi participer à des ambitions génocidaires, comme lorsqu’elles sont imposées de manière institutionnelle et massive aux enfants colonisé·es. Elle s’attarde longuement sur les pensionnats qui ciblent sur tout le continent les enfants autochtones. Sous prétexte de bonnes œuvres, ils donnent une formation rudimentaire, et participe d’un projet d’évangélisation, de socialisation aux normes occidentales et d’acculturation forcée. Sur un temps long, ils peuvent être qualifié d’entreprise « ethnocidaire » en tant qu’ils participent à détruire les familles et les communautés, empêchent la transmission culturelle et l’attachement à la terre et au territoire. La pédocriminalité massivement imposée aux enfants dans ces institutions participe à la dimension coloniale et génocidaire. Dans les populations autochtones, souligne-t-elle, une explosion des violences intra-familiales, des féminicides et de l’inceste a été observée par les populations concernées. Dans certaines communautés autochtones, des prises en charge communautaire des familles concernés ont été effectuées dans un « processus holistique de guérison ». L’objectif de ces démarches, contrairement aux logiques punitivistes et policières, est de restaurer le vivre ensemble, avec la proposition d’une autre combinatoire straight : « une sorte de tentative de décolonisation collective du genre au sens le plus concret ».

L’autrice fait de l’exercice de la violence génitalisée un élement central, voire conditionnel, de l’accès au pouvoir dans la combinatoire straight moderne coloniale. Son exercice donne du pouvoir, et le pouvoir donne de l’impunité. Cette logique explique aussi que souvent les agresseurs ont vécu une anti-alliance imposée et rend intelligible politiquement la reproduction des violences. Si pour elle, la pédocriminalité structurelle de l’église catholique est lié à l’interdiction des relations procréatives pour des raisons de pouvoir, elle note aussi que l’anti-alliance absolue « cimente » l’organisation ecclésiale. Ainsi, selon l’autrice, l’anti-alliance absolue se situe dans le « ruban de Moebius » de la combinatoire straight.

« Se tisse alors, dans les séminaires et des monastères, autour des violences génitalisées et d’un ensemble d’autres violences et autoritarismes, un pacte de complicité et de silence. […] Se forme ainsi une vaste institution de pouvoir pyramidale, cimentée non pas par des liens familiaux, mais par l’anti-alliance qui, on l’a vu, est susceptible de créer des liens extrêmement forts et durables ».

Dans le dernier chapitre, Jules Falquet reprend les différentes manières de théoriser le travail procréatif et discute des débats autour de la marchandisation de ce travail, notamment en lien avec le développement de la GPA. Dans la conclusion, elle remarque que la « subsomption du travail procréatif » par le capital n’est pas totale. « Il me semble que dans la mesure du possible il faut absolument éviter sa « subsomption réelle » et soustraire la production d’enfants aux logiques capitalistes, en défendant ou en cherchant des formes d’autogestion au plus près des producteurs·rices. »

Enfin, elle désigne plusieurs pistes pour lutter : responsabiliser les « producteurs de spermatozoïdes », lutter pour que « producteur·rices d’ovules, le plus souvent détenteur·rices d’un utérus » ne soient pas dépossédées de leur activité et du fruit de leur activité, lutter idéologiquement contre la « frénésie de la parenté biologique » qui entraîne sa marchandisation et surtout lutter activement contre les violences génitalisées en tant qu’elles sont un élément central de la combinatoire straight.

Comme je l’ai noté, je pense que la combinatoire pourrait être complété par des perspectives sur l’enfance et sa définition. A plusieurs égards, l’outil demande à être actualisé, déplacé, affiné pour décrire les situations contemporaines que nous vivons. Les interrogations sur la pédocriminalité mettent mal à l’aise tout en étant nécessaire. Y a-t-il des petits garçons pour qui l’inceste participe de leur intégration au pouvoir ? Il semble que l’analyse des anti-alliances dans le contexte colonial rende plus facile le projet délicat de leur trouver une fonction sociale et un signification politique. Utiliser les perspectives ouvertes par la Combinatoire straight dans notre quotidien pose beaucoup de questions. Jules Falquet présente la « combinatoire straight » comme un outil. A nous désormais de l’utiliser et de l’éprouver…

Jules Falquet, La Combinatoire straight, Colonialisme, violences sexuelles et Bâtard·es du capital, 2025, éditions Amsterdam, 400 pages, 22€

illustration : Madonna and Child, Ellis Island, Lewis W. Hine, negative about 1908, print 1938

Les autres notes de lecture de la chronique « Enfance et lectures féministes » :

Arthur Serret

Professeur des écoles dans le 19ème arrondissement à Paris / Sud Éducation Paris et Questions de classe(s)

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