Édito I
Si la pédagogie est classiquement pensée, agie et vécue comme une méthode à la fois souple et structurée de « conduite » des enfants. Le terme de « pédagogie sociale » laisse surtout entendre qu’il s’agit de porter et de semer, le long du chemin parcouru avec les enfants, les promesses d’un projet de société. Mais un projet qui ne laisse ni à l’école, même idéalisée sous l’étiquette de « républicaine », ni à aucune autre institution éducative, ni aux familles, aujourd’hui sur-sollicitées et parfois surveillées, le soin de relever seules le défi complexe et passionnant de toute éducation progressiste : devoir tenir la main de l’enfant, et de tous les enfants, – jusqu’à ce qu’ils puissent s’en passer… Un projet qui, autrement (et étymologiquement) dit, place les savoirs et les savoir-faire de l’ensemble des adultes au service de ce qui permet de passer de la protection et du maintien (manu tenere 1) à l’émancipation (ex manu capere 2) des personnes et des citoyens en construction que sont les enfants.
De ce point de vue, tous les espaces et tous les temps sont potentiellement éducatifs si les acteurs – adultes et enfants – qui les animent les rendent authentiquement ouverts, inconditionnellement accueillants, respectueux de la diversité des rythmes et des talents, en un mot bienveillants, mais s’ils encouragent et accompagnent aussi l’exploration, l’expérimentation et la créativité de chacun et de tous. Mais ce n’est pas tout. L’invention, dès maintenant, de nouveaux et possibles futurs suppose en outre d’ouvrir, de former les enfants à la capacité de s’exprimer sur ce qui peut améliorer concrètement leurs milieux et conditions de vie – et, pour commencer, le contexte de leur éducation. Puis de favoriser l’élaboration, entre eux et avec l’appui des adultes, de projets ancrés dans les réalités sociales qu’ils partagent pour leur permettre de se saisir de certaines d’entre elles comme autant de ressources susceptibles d’être étudiées, évaluées et, s’il y a lieu, aménagées, voire méthodiquement modifiées.
Un changement radical de méthodes et de postures s’impose alors. Il s’agit en effet de reconnaître et de soutenir très tôt les aptitudes, en évolution permanente, et les droits de tous les enfants : d’une part, à formuler des opinions sur les décisions qui les concernent (conformément aux articles 5 et 12, entre autres, de la Convention internationale des droits de l’enfant) ; mais, d’autre part aussi, à délibérer, décider et agir ensemble, au moyen de procédures démocratiques, à propos de sujets et de projets d’intérêt collectif émanant de leurs propres initiatives. Et ceci à l’école, au centre de loisirs, au club sportif, au fil des activités de l’association de quartier, et même en famille.
L’expérience indique à quel point, le plus souvent, les enfants accueillent favorablement et s’engagent volontiers dans les pratiques de groupe reposant sur la codécision, l’entraide et la coopération. Ils apprécient les relations apaisées qui en résultent entre eux et avec les adultes. L’avenir auquel ils se préparent leur paraît moins inquiétant, moins inéluctablement condamné aux rapports de force. Aussi s’agit-il d’inviter chacun à tourner résolument le dos aux modèles de société qui promeuvent et transmettent les « valeurs » sociales, éducatives et scolaires aujourd’hui dominantes de compétition, de réussite individuelle et de soumission à la volonté du plus fort – et, pour ce qui concerne les enfants, à l’autoritarisme institutionnel, voire physique, des adultes.
Les militants de la pédagogie sociale font le pari, avec d’autres, de solidariser les acteurs de l’éducation – qu’ils soient parents, enfants, professionnels, bénévoles engagés – autour de l’idée qu’ils peuvent devenir dès aujourd’hui, et rester demain, des protagonistes de l’émancipation collective par le partage réel et éclairé des pouvoirs de décision. Bref, les auteurs des transformations personnelles et sociales qui s’imposent pour ré-enchanter l’art de vivre, d’apprendre et de construire ensemble. Peut-être faut-il envisager en outre que ces militants s’adressent à tous les enfants, et pas seulement à ceux des classes et catégories sociales les plus « défavorisées », pour que le projet de société qu’ils dessinent permette à toutes les jeunes mains, certes d’être tenues le temps d’être lâchées, mais lâchées aussi dans l’idée être solidairement tendues.
■ Frédéric Jésu, militant associatif, médecin de service public