Questions de classes… pour une autre école et d’autres pratiques pédagogiques (1)
Questions de classes… pour une autre école et d’autres pratiques pédagogiques (1)
Introduction
« … l’héritage révolutionnaire des origines se doit d’affronter les réalités d’aujourd’hui,
et il n’y a aucun livre de recettes pour changer l’école et le monde. Si penser c’est dire non, agir à l’école c’est faire de ce refus un chemin pour changer le monde. » Jean-Pierre Fournier, N’Autre École n° 3
Le rang bien ordonné sillonne les couloirs puis s’arrête devant la salle de classe. Rangé·es deux par deux, en principe, remuant à peine, les élèves attendent le signal pour entrer. Comme dans un ballet sans vie, chacun·e prend place derrière sa chaise, le dos droit, les mains posées sur le dossier et attend, de nouveau, l’ordre de s’asseoir pour ne plus bouger, des heures durant, sans parler, sans rire, sans remuer, sauf pour écrire ou lever le doigt.
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À quoi sert l’école ?
Élève, enseignant·e, parent, citoyen·ne…, chacun et chacune s’est posé cette question. La réponse a évolué au fil des générations, au gré des régimes politiques, au rythme des mobilisations sociales et des rapports de force. A-t-elle d’ailleurs déjà fait consensus ?
Aujourd’hui, les attaques portées contre l’école ont atteint une telle virulence que les solutions préconisées font froid dans le dos. Devenue un territoire captif de la République, il faudrait y saluer le drapeau et appeler chaque matin à ce « qu’un sang impur abreuve nos sillons » tout en célébrant la joie d’« entreprendre-pour-apprendre » dans la Start-up nation.
Quand la volonté de mécaniser notre travail est de plus en plus manifeste, à l’heure des renoncements à l’égalité et à toute ambition d’émancipation sociale, le service public d’éducation est en passe d’échapper à celles et ceux qui y travaillent, y étudient ou lui confient leurs enfants.
Alors que les familles nourrissent tant de défiance – au point d’être de plus en plus nombreuses à rêver échapper à l’école commune – faut-il donc nous contenter de défendre le système éducatif tel qu’il est, artisan et partisan de la réussite individuelle, du tri social et de la reproduction de l’ordre existant ?
Alors que les personnels – réduits à une simple fonction d’exécution – connaissent tant de souffrances, devons-nous renoncer, dans nos classes, dans nos établissements mais aussi dans la rue, à porter d’autres finalités et à lutter pour d’autres horizons ?
Face à ce constat, si nous ne voulons pas céder à la résignation, sur quels héritages du passé et sur quelles expériences du présent pouvons-nous nous appuyer pour construire ensemble un autre futur ?
Changer l’école, une idée neuve ?
Beaucoup ont porté et portent encore cette conviction que sans une autre éducation et sans une autre pédagogie, aucun changement de société n’est possible ni durable. C’est le cas de « l’Éducation nouvelle », à travers des figures très différentes et parfois même opposées (Montessori, Neill, Freinet, etc.). Bien avant, de la révolution de 1848 aux espaces de résistance et d’éducation ouvrière qu’étaient les Bourses du travail, en passant par la Commune de Paris, l’éducation a été au cœur des luttes pour l’émancipation des dominé·es et des exploité·es.
Quant aux dominant·es, à l’instar du ministre de l’Instruction publique Guizot considérant que « c’est l’ignorance qui rend le peuple turbulent et féroce », leur volonté était de contrôler l’éducation des pauvres en imposant une uniformisation pédagogique garante de la reproduction de l’ordre moral et social.
Qui parle aujourd’hui de l’école ?
Éditorialistes, idéologues et politicien·nes nous servent depuis des années un débat hors-sol. D’un côté, les nostalgiques des écoles casernes, des blouses grises, de l’encre violette et de la ségrégation sociale. De l’autre, les start-upeurs de l’école 2.0, s’enthousiasmant à chaque nouvelle lubie neuro-technico-pédagogique. Entre les deux, une institution qui a bien compris que l’école pouvait être tout à la fois libérale et autoritaire, qu’elle pouvait en même temps prôner la réussite individuelle et stigmatiser les plus faibles, exclure une partie des jeunes en raison de leurs différences, en particulier culturelles.
Bien loin des plateaux télé ou des salons ministériels, c’est au quotidien que nous, personnels de l’éducation, nous nous engageons pour l’école. Témoins privilégié·es de ses impasses et de ses impuissances, nous sommes aussi les acteurs et actrices de ses changements et de ses subversions. Car l’institution scolaire est un espace de luttes traversé par des tensions, des finalités contradictoires, des horizons et des espoirs différents.
La pédagogie, pour quoi faire ?
Dénigrée par les uns qui se réfèrent aux bonnes vieilles recettes d’antan, récupérée par les autres pour qui elle se réduit à l’art de faire passer des contre-réformes sociales auprès d’un peuple prétendument ignorant, la pédagogie est aujourd’hui galvaudée et conspuée.
La pédagogie est pourtant le cœur de notre métier, faite de ce que nous construisons en classe, non pas face aux élèves mais bien à leurs côtés. Nourrie également des valeurs que nous défendons pour et dans l’école.
La pédagogie n’étant jamais neutre, elle doit redevenir ce levier d’émancipation sociale et collective qui aide à questionner le monde, à le penser de manière critique et à participer à sa transformation.
Des classes en questions ?
Assurément, l’école ne peut pas tout. Mais encore moins quand elle se consacre à nous vendre le monde tel qu’il est, légitimant ses inégalités, perpétuant un système de domination et de ségrégations.
Pourtant, notre volonté est de continuer à travailler et à lutter au sein de cette institution, sans renoncements mais sans illusions non plus. Nous ne voulons pas être les gouttes d’huile qui permettent aux rouages du tri social de mieux fonctionner, mais les petits grains de sable et de sel qui enrayent la machine à fabriquer de l’impuissance et de la souffrance, aussi bien chez les personnels étouffés et empêchés de faire leur travail par des injonctions incessantes, que chez les élèves, cantonné·es à une posture de soumission et chez les familles culpabilisées et stigmatisées.
Pourquoi écrire sur l’école ?
À l’image de nos engagements dans notre métier, de nos combats syndicaux et pédagogiques au sein de différents collectifs, cette série d’articles se veut une alternative à la déploration et à la résignation, une riposte contre le déferlement de discours réactionnaires et autoritaires. Il en appelle à une mobilisation collective afin de renouer avec l’espoir d’un avenir plus juste et plus humain.
Mais défendre l’école publique ne peut se faire sans en admettre et en dénoncer les défaillances. C’est pourquoi nous vous invitons à partager nos questionnements – entre critique sociale et pratiques d’une pédagogie populaire – afin de penser en actes une école publique commune plus égalitaire et plus émancipatrice, pour toutes et pour tous.
Il s’agit ainsi de relever la tête, d’avancer vers un autre avenir, en agissant, dès aujourd’hui, pour une autre école. Nous aspirons à élaborer ensemble – familles, élèves, personnels de l’éducation – des réponses à ces questions que la société n’ose plus poser à son école, ni l’école à la société.
Alors, on se lance ?
Jacqueline Triguel et Grégory Chambat
Episode 1 : Est-ce qu’on travaille encore à l’école ?
